En pleine expansion, l’extrême droite italienne s’emploie à miner le droit à l’avortement au niveau régional, ajoutant de nouveaux obstacles à ce qui était déjà un parcours du combattant pour de nombreuses femmes. Alors que la coalition de droite menée par Giorgia Meloni est donnée favorite pour les législatives de dimanche, beaucoup craignent que les mêmes politiques soient reproduites au niveau national.
Depuis l’adoption en 1978 du droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), les Italiennes peuvent en théorie recourir à un avortement dans les 90 premiers jours. Mais dans la pratique, elles se heurtent souvent à des obstacles de toutes sortes : des médecins qui refusent d’approuver ou de pratiquer l’avortement, aux gouvernements régionaux qui font fi de la loi et confient à des militants pro-vie des organismes clés.
C’est le cas de Silvia*, 35 ans, originaire des Abruzzes – région rurale située à l’est de Rome –, qui après avoir essaimé les centres de santé de sa région pour trouver un médecin qui veuille bien pratiquer un avortement médicamenteux, a dû se résoudre à subir une intervention chirurgicale qu’elle espérait éviter.
>> “‘Giorgia Meloni, c’est la nouveauté’ : la leader d’extrême droite aux portes du pouvoir italien”
La jeune femme s’est finalement tournée vers l’AIED (Association italienne pour l’éducation démographique), une clinique familiale à but non lucratif de la ville d’Ascoli Piceno, située dans la région voisine des Marches, et dont les patientes parcourent parfois de longues distances pour un avortement. Sa directrice adjointe, Tiziana Antonucci, dénonce un “manque de volonté politique” pour faire respecter ce droit.
“C’est aux régions de garantir les services d’avortement et elles manquent à leur devoir quand elles ne cherchent pas activement à contrecarrer les choses”, regrette la directrice, s’interrompant pour répondre à un appel téléphonique d’une autre patiente angoissée qui s’est vu refuser cet acte par son gynécologue.
C’est précisément ce qui se passe dans les régions administrées par des partis d’extrême droite, comme les Marches et les Abruzzes, où le parti Fratelli d’Italia (Frères d’Italie) de Giorgia Meloni gouverne en coalition avec la Ligue de Matteo Salvini. Les militants pour les droits des femmes craignent que la situation ne gagne tout le pays après les élections générales du 25 septembre, pour lesquelles Giorgia Meloni et ses alliés sont donnés largement en tête.
Dans les Marches – région frontalière des Abruzzes, située entre les Apennins et la mer Adriatique -, le conseiller pour l’égalité des chances – en charge des droits des femmes – est ouvertement opposé à l’IVG. Lorsque le ministère italien de la santé a publié, en 2020, des directives autorisant les femmes à subir des avortements non chirurgicaux en ambulatoire jusqu’à 9 semaines de grossesse, le gouvernement de la région a refusé de les mettre en œuvre.
“Les directives visaient à soulager la pression dans les hôpitaux au plus fort de la pandémie de Covid-19, mais ici, les autorités les ont rejetées pour des raisons idéologiques”, relève la directrice de la clinique Tiziana Antonucci. “Les autorités locales ne se souciaient ni de la santé publique, ni du risque de contagion, ni du risque de complications liées au report des avortements”, ajoute-t-elle. “Le seul objectif était de dresser davantage d’obstacles pour les femmes”.
Lorsque l’AIED a été fondée en 1953, sa première bataille a été d’abroger une loi datant de l’époque fasciste où l’on considérait la contraception comme un crime “contre la race italienne”. Selon Tiziana Antonucci, une terminologie similaire a refait surface ces dernières années, dans un contexte d’inquiétude croissante face à la baisse du taux de natalité dans le pays. Le chef du groupe de Fratelli d’Italia au conseil régional de la région des Marches, Carlo Ciccioli, a notamment qualifié l’avortement de “combat d’arrière-garde” et mis en garde contre la “substitution ethnique” dans les écoles italiennes.
Issu de la droite post-fasciste italienne, le parti de Giorgia Meloni a fait de la lutte contre la baisse du taux de natalité une priorité. En 2020, il n’était que de 1,24 enfant par femme, soit l’un des plus faibles de l’Union européenne. Lors d’un récent meeting à Milan, la leader d’extrême droite, dont la devise est “Dieu, famille, patrie”, a affirmé que la “nation italienne” était “destinée à disparaître”.
Les membres de Fratelli d’Italia nient leur intention de vouloir abroger la loi sur l’IVG, et affirment au contraire qu’ils souhaitent “l’améliorer” en garantissant des “alternatives”. Le programme politique du parti contient notamment des termes ambigus, tel qu’un engagement à “protéger la vie dès le début”. Lors d’un rassemblement organisé par le parti d’extrême droite espagnol Vox en juin, Giorgia Meloni s’était écrié : “Oui à la culture de la vie ! Non à la culture de la mort !”
L’influenceuse Chiara Ferragni
Le 24 août dernier, les efforts à peine déguisés du parti Fratelli d’Italia pour entraver le droit à l’avortement ont été dénoncés dans une story Instagram diffusée par Chiara Ferragni, célèbre influenceuse aux 27 millions de followers. Elle y affirmait que la formation d’extrême droite avait rendu “pratiquement impossible” pour une femme d’avorter dans les Marches.
“C’est une politique qui risque de devenir nationale si la droite remporte les élections”, mettait en garde l’ancienne mannequin, dont le mari, le célèbre rappeur Fedez, pourfend également l’extrême droite. “Il est temps d’agir et de faire en sorte que ces choses ne se produisent pas”, avait-elle conclu.
Grâce à l’audience inégalée de Chiara Ferragni, le sujet a été propulsé sur le devant de la scène, suscitant de violentes réactions de la part de la droite et des applaudissements opportunistes de la part des partis de gauche qui ont l’habitude de mettre le sujet sous le tapis.
“Elle a braqué les projecteurs sur les Marches – et nous la remercions d’avoir soulevé cette question”, se félicite Tiziana Antonucci de l’AIED. “Mais des difficultés similaires peuvent être rencontrées dans toutes les régions d’Italie”, souligne-t-elle, rappelant que les administrations de centre-gauche ont souvent négligé les nombreux obstacles à l’avortement.
>> “Fratelli d’Italia, parti post-fasciste aux portes du pouvoir”
L’un des principaux est le nombre élevé de médecins qui refusent de pratiquer des IVG, ostensiblement pour des raisons morales. Ils représentent deux tiers de l’ensemble des gynécologues italiens, selon le dernier décompte du ministère de la santé, bien que ce chiffre cache d’importantes disparités régionales.
Si la loi protège le droit des professionnels de la santé à être “objecteurs de conscience”, elle stipule également que les autorités ont le devoir de veiller à ce que les avortements puissent être pratiqués dans tous les établissements publics. Mais cette obligation est régulièrement bafouée. Des données publiées en mai par l’association Luca Coscioni, qui défend ce droit, ont montré que les objecteurs de conscience représentaient plus de 80 % du personnel dans 72 hôpitaux du pays, dont 22 où ce chiffre était de 100 %.
Pour contourner ces barrières, des groupes féministes comme “Obiezione Respinta” (Objection rejetée) ont créé des cartes interactives en ligne où les femmes peuvent signaler les endroits à éviter. Ces initiatives représentent une aide cruciale pour les femmes abandonnées par l’État, affirme Marina Toschi, l’une des deux gynécologues qui pratiquent des avortements à Ascoli au nom de l’AIED.
“Si vous vivez à Milan ou dans une autre grande ville, tout va bien dans la plupart des cas. Mais si vous venez d’un petit village des Marches, c’est une tout autre affaire”, explique-t-elle. “C’est la jungle. Il n’y a aucune information, aucune ligne d’assistance, aucun moyen de savoir qui vous aidera et qui ne le fera pas. L’État devrait vous accompagner, mais il ne le fait pas. Au lieu de ça, vous devez suivre le chemin maudit, en ne comptant que sur vos amis, les groupes féministes et vous-même.”
“Saboteurs” de la loi
Pour Marina Toschi, gynécologue à la clinique d’Ascoli, la “pression de l’Église” est l’une des raisons pour lesquelles l’État n’a pas réussi à faire respecter les droits des femmes en matière de procréation, “à commencer par les écoles où l’éducation sexuelle est passée sous silence et la contraception souvent taboue”. Le schéma est sensiblement le même dans l’enseignement supérieur : “On peut faire cinq ans d’études spécialisées en gynécologie sans savoir comment poser un stérilet, comment donner des conseils appropriés en matière de contraception ou même savoir à quoi ressemble une pilule abortive.”
La pression sociale, le manque de financement et les faibles perspectives de carrière font que les professionnels de la santé continuent d’éviter les avortements à un âge avancé, ajoute la gynécologue, pour qui l’objection “morale” est souvent basée sur l’opportunisme.
“Oubliez les objections éthiques. Si les médecins étaient payés 100 euros pour un avortement, ils feraient la queue pour le faire”, plaisante-t-elle. “Mais quand tout l’argent est mis ailleurs, pourquoi perdre son temps et ses perspectives de carrière à aider les pauvres âmes qui mendient un avortement ?”
Selon Marina Toschi, l’accent excessif mis sur les objecteurs de conscience détourne l’attention de la racine du problème – ceux qu’elle qualifie de “saboteurs” de la loi. Il s’agit notamment des politiciens qui recrutent des militants pro-vie dans les cliniques de planning familial, des pharmaciens qui refusent de délivrer la pilule du lendemain, des directeurs d’hôpitaux qui n’engagent pas de médecins qualifiés prêts à pratiquer l’IVG et des autorités qui leur permettent de s’en tirer à bon compte.
Pour Marte Manca, membre du groupe féministe Nonunadimeno (“Pas une [femme] de moins”), les opposants à la loi sur l’avortement sont de plus en plus agressifs, infligeant ce qu’elle décrit comme un “terrorisme psychologique” aux femmes qui cherchent à avorter.
“Les militants pro-vie ont infiltré les hôpitaux et les cliniques de planning familial, diffusant leur parole dans des structures publiques qui devraient être laïques”, note-t-elle. “Leur objectif est de culpabiliser les femmes et de retarder les avortements autant que possible. Ce qui est dangereux, car cela revient à jouer avec la santé des femmes.”
Laboratoire pour l’extrême droite
Alors que les administrations successives de centre-gauche ont “simplement ignoré le problème”, les conseils de droite des Marches et d’autres régions ne font qu’aggraver une situation déjà difficile, affirme la militante féministe.
Dans le nord du Piémont, la coalition d’extrême droite au pouvoir a proposé des aides financières aux femmes enceintes qui prévoient d’avorter, afin de les convaincre de revenir sur leur décision. Dans les Abruzzes, la première région administrée par Fratelli d’Italia, le parti faisait campagne, l’an dernier, pour faire adopter une loi visant à exiger une sépulture pour tous les fœtus avortés, y compris contre la volonté de la femme.
“Ils ne peuvent pas abroger la loi sur l’avortement, mais ils peuvent la rendre encore plus impraticable”, souligne Marte Manca, pointant du doigt la décision des Marches d’ignorer les directives nationales sur l’interruption médicale, “ce qui, de fait, rend les avortements non chirurgicaux presque impossibles”. La militante cite d’autres politiques, notamment la décision d’abandonner le parrainage de la gay pride annuelle par la région, comme autant de signes d’un recul plus large des droits dans une région auparavant connue pour ses politiques modérées.
Selon Paolo Berizzi, journaliste au quotidien italien La Repubblica, la région des Marches a servi de laboratoire pour les politiques de l’extrême droite. “Ils ont expérimenté à l’échelle locale un modèle qu’ils se préparent à reproduire au niveau national”, analyse le journaliste, spécialiste de l’extrême droite en Italie.
“Cela implique de revenir sur certains droits, d’introduire des politiques adaptées aux familles traditionnelles et de faire campagne contre l’avortement. C’est une voie qui est anti-progressiste, qui s’oppose à la modernité et au principe de l’égalité des droits pour tous, dans laquelle les hommes et les femmes se voient attribuer des rôles spécifiques”.
Pour la directrice adjointe de la clinique d’Ascoli, Tiziana Antonucci, la stratégie des anti-avortement est d’occuper des postes clés – tels que les portefeuilles de l’égalité des chances – afin de façonner des politiques publiques et de boycotter certains droits. Or ces tentatives sont vouées à l’échec, poursuit-elle, “car l’histoire montre que l’on ne peut pas stopper l’avortement – il devient simplement clandestin”.
Au lieu de harceler les femmes, les gouvernements devraient s’acquitter de leur obligation légale de fournir une contraception gratuite, ce qui éviterait à nombre d’entre elles les difficultés et le drame d’un avortement et permettrait à l’État d’économiser beaucoup d’argent, poursuit-elle.
“Si les militants anti-avortement pensent qu’ils peuvent priver les citoyens de certains droits pour lesquels nous nous sommes durement battues, ils se trompent”, conclut Tiziana Antonucci. “Il n’y aura pas de retour en arrière possible”.
*le prénom a été modifié
Article traduit de l’anglais par Soraya Boubaya. La version originale est à retrouver ici.