Le président russe a annoncé mercredi une mobilisation partielle des réservistes de l’armée. Mais face à l’avancée de l’Ukraine, qui menace de repousser la Russie d’une partie du Donbass, cette décision ne pourrait avoir qu’un impact limité, selon les experts interrogés par France 24.
C’est une escalade militaire attendue et redoutée depuis des mois. Le président russe Vladimir Poutine a annoncé, dans une allocution télévisée enregistrée et diffusée mercredi 21 septembre, une “mobilisation partielle” des réservistes pour appuyer l’effort de guerre en Ukraine.
Cette mobilisation partielle servirait à “protéger notre patrie, sa souveraineté et son intégrité territoriale, et assurer la sécurité de notre peuple et des peuples dans les territoires libérés”, a justifié le maître du Kremlin.
De deux à 20 millions de réservistes
Dans son allocution, il n’est plus seulement question d’une “opération militaire spéciale” en Ukraine, mais bien de se défendre contre “l’objectif de l’Occident” qui, selon Vladimir Poutine, est de “détruire la Russie”.
Même rhétorique employée par Sergueï Choïgou : le ministre russe de la Défense a déclaré à la suite de l’allocution présidentielle que la Russie était “en guerre avec l’Ouest”. Le militaire est venu préciser les contours de cette mobilisation partielle qui, pour l’instant, ne concernerait que “300 000 réservistes” ayant déjà servi dans l’armée.
Certains craignent que ce ne soit que le début. “Le décret de mobilisation est formulé dans les termes les plus vagues possibles, laissant le ministre de la Défense décider librement qui et combien de personnes vont être envoyées au front. […] Sergueï Choïgou a fixé un cap à 300 000, mais il peut le réviser à tout moment et mobiliser une quantité illimitée de réservistes”, a précisé sur Telegram Pavel Chikov, avocat et président d’Agora, une ONG russe de défense des droits de l’Homme.
En réalité, le nombre de réservistes pouvant être appelés reste limité. “Sur le papier, la Russie peut mobiliser entre deux et 20 millions d’hommes avec ce décret”, précise Nicolo Fasola, spécialiste des questions militaires russes à l’université de Bologne. En effet, deux millions d’hommes ont servi dans l’armée ces cinq dernières années et peuvent, de fait, “être considérés comme encore prêts au combat”, précise l’expert italien. En tout, 20 millions d’individus sont inscrits sur la liste des réservistes tout en étant encore en âge de partir au front.
À cet égard, s’en tenir pour l’heure à 300 000 “permet au gouvernement de maintenir l’illusion pour la population russe que ‘l’opération militaire spéciale’ [la désignation officielle en Russie de la guerre en Ukraine, NDLR] ne nécessite pas un effort militaire total”, précise Nicolo Fasola.
“Plus de prisonniers et plus de morts au front”
Avec cette mobilisation partielle, “Vladimir Poutine essaie à la fois de minimiser le contrecoup négatif en interne d’une mesure qu’il avait tout fait pour éviter jusqu’à présent, et de projeter à l’international l’image d’un dirigeant fort disposant des réserves nécessaires pour poursuivre la guerre”, analyse Jeff Hawn, spécialiste des questions militaires russes et consultant extérieur pour le New Lines Institute, centre américain de recherche en géopolitique.
De quoi renverser la situation sur le terrain ? L’armée ukrainienne semble actuellement avoir l’ascendant sur la Russie : après avoir repris le contrôle de la région de Kharkiv, elle apparaît à présent déterminée à repousser les troupes russes hors de la région de Louhansk, dans le Donbass. Les forces ukrainiennes ont déjà repris, lundi 19 septembre, une commune située dans la banlieue de Lyssytchansk. “C’est simple : sans ces 300 000 hommes supplémentaires, la défaite russe semblait quasi-acquise. Ce renfort doit permettre, en théorie, d’assurer à la Russie un important avantage quantitatif”, précise Nicolo Fasola.
Mais en pratique, “l’impact sur le cours de la guerre ne devrait pas être significatif”, estime Jeff Hawn. Le décret ne fait que rendre officiel “une mobilisation de l’ombre qui était en cours depuis des mois”, précise ce spécialiste. Les autorités russes multipliaient déjà les efforts pour inciter les réservistes à reprendre du service.
Ce décret introduit toutefois une nuance : les réservistes qui refuseraient d’aller au front risqueraient de lourdes peines de prison – en l’occurrence, de 10 à 15 ans de détention. “Les effets de cette mobilisation partielle seront davantage de prisonniers en Russie et plus de soldats russes morts sur le front”, résume Jeff Hawn.
Pour lui, l’appel de Vladimir Poutine à la fibre patriotique pour “défendre la Russie contre l’assaut de l’Occident” aura peu d’effet sur l’ampleur de la mobilisation. Signe que les citoyens russes cherchent par tous les moyens à éviter l’armée, “les vols directs entre Moscou et Istanbul ou Erevan sont complets”, assure le journaliste turc Ragıp Soylu sur Twitter. Ils auraient même été pris d’assaut dès hier soir, ajoute, toujours sur Twitter, Mark Galeotti, directeur de Mayak Intelligence, un cabinet de conseil pour les questions de sécurité en Russie. Autrement dit, les Russes ont cherché à quitter le pays dès l’annonce du durcissement des peines pour ceux qui refusent de prendre les armes.
Des réservistes mais pas d’armes ?
Il faut dire que le recours à la mobilisation partielle indique que “la Russie reste attachée à la doctrine de la guerre de masse qui consiste essentiellement à noyer l’adversaire sous le nombre même si cela signifie perdre beaucoup de soldats. Cela a marché en Géorgie (2008), lors de l’annexion de la Crimée (2014), mais il n’est pas certain que cela reste valable pour ce conflit”, souligne Nicolo Fasola.
Autre problème : “Cette doctrine ne permet pas de pallier les lacunes de l’armée russe mises en lumière par cette guerre”, estime Jeff Hawn. Face à des Ukrainiens disposant d’armes modernes occidentaleset répondant à un état-major influencé par les stratèges de l’Otan, les Russes apparaissent mal équipés et mal commandés.
“L’envoi de réservistes à peine entraînés et qui n’ont aucune connaissance de la chaîne de commandement sur le front ukrainien va simplement désorganiser un peu plus les rangs russes”, estime Jeff Hawn.
Surtout, avec quelles armes vont-ils se battre ? “La guerre et les sanctions internationales ont eu pour effet de paralyser en partie l’industrie de l’armement russe. Pour équiper 300 000 nouveaux soldats, il faudra puiser dans les stocks de vieilles armes qui ne seront pas très efficaces face aux équipements des Ukrainiens”, juge Nicolo Fasola.
Lors de son allocution, Vladimir Poutine a certes annoncé “un effort pour allouer davantage de ressources à la fabrication d’armes. Mais cela va prendre du temps, plus que pour envoyer les réservistes au front”, analyse Nicolo Fasola.
Une réalité qui, d’après cet expert, risque de se traduire par une situation “des plus embarrassantes pour l’armée russe”. Elle recevra rapidement – dans le mois à venir – les premiers renforts liés à cet effort de mobilisation. Mais les nouveaux soldats risquent de ne pas avoir l’équipement nécessaire pour se battre efficacement. Ils seront alors la définition même de la chair à canon.