L’avancée éclair des troupes ukrainiennes dans l’est du pays est scrutée depuis la capitale régionale Kharkiv. Située à une trentaine de kilomètres de la frontière russe, la deuxième ville d’Ukraine, parvenue à repousser en mai dernier l’offensive de Moscou, fait partie des cibles les plus durement visées par les bombardements.
Huit jours après le début de la spectaculaire avancée de l’armée ukrainienne dans l’est de l’Ukraine, le président Volodymyr Zelensky a annoncé, jeudi 15 septembre, la libération de “la quasi-totalité de la région de Kharkiv“. L’armée affirme avoir reconquis plus de 400 localités depuis début septembre, repoussant les forces russes vers la frontière.
À Kharkiv, la capitale régionale, la progression des forces ukrainiennes suscite un mélange d’espoir et d’appréhensions. Car la deuxième ville du pays, à quelque 30 km de la frontière russe, reste l’une des cibles prioritaires de la campagne de bombardements orchestrée par Moscou.
Forcée de battre en retraite face à l’avancée des forces ukrainiennes, l’armée russe a ainsi lancé le week-end dernier une série de frappes punitives visant les infrastructures de plusieurs villes ukrainiennes. L’une d’entre elles a touché une centrale électrique à Kharkiv, privant la ville d’électricité pendant plusieurs heures.
“Nous avons tout connu ici. La guerre, lorsque les Russes ont attaqué la ville, les bombardements à l’aveugle et maintenant nous sommes dans la troisième phase : les frappes ciblées contre nos infrastructures. Ce n’est plus de la guerre, c’est du terrorisme pur et simple”, s’emporte Ivanna, 38 ans. La jeune femme, qui vit dans le centre de Kharkiv depuis une quinzaine d’années, était organisatrice d’événements culturels avant la guerre. Une vie suspendue depuis le déclenchement de “l’opération militaire spéciale” de Vladimir Poutine.
Les forces russes maintenues en échec
Lancée le 24 février, l’offensive russe a pris de court les forces ukrainiennes. Ni les experts militaires ni le gouvernement ukrainien n’avaient alors sérieusement envisagé la possibilité d’une offensive au-delà de la région du Donbass.
En l’espace de 24 heures, les troupes russes atteignent la banlieue nord de Kharkiv. Mais les combats s’enlisent. Malgré leur supériorité numérique, les forces russes ne parviennent pas à pénétrer dans la ville. Mi-mai, les Russes, qui ne sont toujours pas parvenus à encercler la ville, font finalement marche arrière.
Pour Oleksiy Melnyk, expert militaire ukrainien et chercheur au centre Razoumkov en Ukraine, cet échec est révélateur d’une erreur stratégique majeure du côté russe.
“Il paraît évident que la Russie a largement sous-estimé le degré de résistance ukrainien. C’est d’autant plus le cas à Kharkiv, qui est une ville russophone, proche de la frontière et dont le maire était perçu comme un opposant au président Zelensky. Pour le pouvoir russe, il n’y a pas de distinction entre le président et l’État. Il n’ont pas compris que ce n’est pas parce que des Ukrainiens parlent russe, regardent la télévision russe et critiquent leur président, qu’ils vont automatiquement considérer l’envahisseur comme leur sauveur”.
Frappes punitives
Bloqués aux abords de la ville, l’armée russe déclenche un déluge de feu contre Kharkiv. Selon Andrii Kravchenko, le procureur adjoint de la région, cité dans un rapport de Human Rights Watch, au moins 1 019 civils ont été tués et 1 947 autres blessés lors de centaines d’attaques menées depuis la fin du mois de février.
“Sur la longueur, Kharkiv est probablement la ville qui a été frappé le plus durement par les Russes” souligne Donatella Rivera, enquêtrice à Amnesty International, dont le rapport dénonce des attaques “incessantes” et “aveugles” sur la ville.
Au fur et à mesure des mois, Ivana a appris à vivre au son des déflagrations incessantes. “Ces sons sont devenus familiers : ici, tout le monde peut différencier le bruit des missiles entrant ou sortant et évaluer leur distance. C’est une nouvelle capacité que nous avons développée. À Kharkiv, notre particularité est que nous sommes tellement proches de la Russie que les roquettes mettent parfois moins d’une minute à arriver, ce qui pose de gros problèmes pour le système de défense aérienne. Nous sommes otages de la géographie”, déplore la jeune femme.
Pour Oleksiy Melnyk, il ne fait aucun doute que ces bombardements intensifs sont des “frappes punitives” qui traduisent la colère du pouvoir russe à la suite de l’échec de la prise de la ville. “Kharkiv est une mégalopole qui abrite plusieurs installations militaires stratégiques dont une importante usine de tanks. Mais ces installations ne constituent pas des cibles prioritaires pour la Russie dont les frappes visent en grande majorité des zones civiles ainsi que des bâtiments administratifs. Il est clair que cette campagne de bombardements vise à terroriser les populations et non à contrer une potentielle menace”, conclut-il.
“Incertitude constante”
Alors que la ville s’est vidée de près de la moitié de ses 1,4 million d’habitants, selon les estimations des autorités locales, Ivana a, quant à elle, décidé de rester “pour soutenir l’effort de guerre”. Elle vit désormais de petits boulots occasionnels et officie comme volontaire au sein d’une ONG qui collecte du matériel militaire et médical pour les forces sur le terrain et les hôpitaux civils.
Depuis la frappe sur le réseau électrique, le courant est revenu et un semblant de vie normale a repris son cours. “La nuit dernière il n’y a eu qu’une seule frappe. J’ai presque oublié que nous étions en guerre” ironise la jeune femme, qui ne cache pas son angoisse.
“La contre-offensive me donne de l’espoir. À Kharkiv, il y a une grande solidarité, les volontaires jouent un rôle très important, notamment pour accompagner le retour des civils dans les localités libérées. Mais je suis très inquiète à l’approche de l’hiver. Jusqu’ici, j’ai réussi à m’organiser pour rester dans mon appartement malgré le manque d’argent. Mais que va-t-il se passer si les frappes russes nous privent d’eau ou d’électricité ? Je ne suis pas sûre de pouvoir rester. Dans cette guerre c’est ça le plus dur à vivre : cette incertitude constante qui nous ronge”.