Les Ukrainiens ont assuré, mardi, avoir enregistré une victoire “significative” sur l’île des Serpents, ce que conteste Moscou. Ce petit bout de terre au large d’Odessa, en mer Noire, est devenu un symbole de la guerre. Pourtant, l’acharnement des deux camps à prendre le contrôle de cette île dépasse largement son importance stratégique.
Les Ukrainiens ont assuré, mardi 21 juin, avoir obtenu une “victoire significative” sur l’île des Serpents. Dans la foulée, la Russie criait à la propagande et assurait avoir facilement repoussé une “nouvelle tentative folle de débarquement” sur ce petit bout de caillou situé en pleine mer Noire, à une quarantaine de kilomètres au sud-ouest d’Odessa.
L’armée ukrainienne est revenue à la charge, mercredi, pour préciser les contours de cette “victoire significative”. Des défenses russes antiaériennes, un système de radar et des véhicules militaires auraient été détruits par des frappes de missiles lancées depuis la côte ukrainienne et par des drones.
Tout le monde veut l’île des Serpents
Que nenni, a rétorqué la Russie qui, de son côté, assure que ses défenses ont tenu bon. Les forces stationnées sur l’île auraient abattu treize drones sur les quinze envoyés par l’Ukraine, tout en interceptant tous les missiles. “Nous avons poussé les forces ukrainiennes à abandonner leurs plans d’invasion terrestre [de l’île]”, s’est félicité l’état-major russe.
Ce vif échange en dit long sur l’importance que revêt l’île des Serpents aux yeux aussi bien de Moscou que de Kiev. Difficile de dire lequel des deux camps dit vrai. La seule certitude est que “des missiles ukrainiens ont bien atteint des cibles militaires russes”, confirme Sim Tack, analyste militaire pour Force Analysis, une société de surveillance des conflits.
Cet expert a pu étudier les images satellite de l’île des Serpents après l’offensive ukrainienne et “on peut voir les impacts des bombardements mais aussi les Pantsir russes – véhicules antiaériens – censés avoir été détruits. Il est cependant difficile de savoir s’ils sont toujours opérationnels”, précise-t-il.
Ce n’est pas la première fois, ces deniers jours, que les Ukrainiens ciblent les positions russes autour de cette île. Dès le 17 juin, ils affirmaient avoir réussi à couler un navire de ravitaillement qui transportait des armes et des munitions aux troupes russes.
En mai, l’Ukraine avait déjà lancé plusieurs offensives pour affaiblir les positions russes dans l’espoir de les chasser de ce bout de terre, raconte le quotidien britannique The Guardian. Moscou avait décidé, après ces assauts, d’y renforcer sa présence.
Un verrou pour le port d’Odessa ?
Une détermination à gagner cette bataille de l’île des Serpents qui peut étonner. Ce bout de terre d’une superficie d’à peine 17 hectares – qui doit son nom à la présence de couleuvres à l’époque romaine mais qui ont disparu depuis longtemps – “n’a qu’une importance stratégique très limitée pour savoir qui contrôle la mer Noire”, assure Jeff Hawn, spécialiste des questions militaires russes et consultant extérieur pour le New Lines Institute, un centre américain de recherche en géopolitique.
Son principal intérêt tient à sa proximité relative avec Odessa. C’est pourquoi l’île est souvent décrite dans les médias comme une sorte de verrou pour le principal port commercial ukrainien : celui qui contrôle ce lopin de terre pourrait décider d’ouvrir ou fermer l’accès à Odessa.
À ce titre, l’île des Serpents serait même vitale pour le bien-être mondial puisque l’Ukraine livrait par mer, avant la guerre, 4,5 millions de tonnes de denrées alimentaires au reste du monde par mois depuis Odessa.
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Mais en réalité, le maître de l’île des Serpents ne tient pas le sort de la ville portuaire ukrainienne entre ses mains. Du moins pas complètement. “Les dispositifs qui y sont installés sont essentiellement à but défensif et n’ont qu’un rayon d’action très limité”, assure Sim Tack.
L’importance de ces 17 hectares recouverts de cailloux et d’herbe tient surtout à l’histoire de la guerre d’invasion en Ukraine. Deux navires de guerre russes en ont pris possession au premier jour du conflit, le 24 février. Sommés de se rendre, les soldats ukrainiens sur place avaient alors lancé un “Allez vous faire foutre [sic]” devenu célèbre.
Переможець конкурсу на ескіз для поштової марки «Русский военный корабль, иди на#уй!»
Художник — @BorisGrohArt#Ukraine #StandWithUkriane #stoprussia pic.twitter.com/o73uJGahRq
— Укрпошта (@ukrposhta) March 12, 2022
L’annonce par la poste ukrainienne du vainqueur du concours pour un timbre célébrant le geste de défiance des soldats ukrainiens sur l’Île des serpents
“C’est devenu une sorte de cri de guerre pour les Ukrainiens, qui voient dans l’île des Serpents le symbole de l’esprit de résistance face à un ennemi censé être plus fort”, explique Jeff Hawn.
Prise de guerre russe empoisonnée
Reprendre l’île serait donc une “victoire majeure pour la propagande ukrainienne”, assure Jeff Hawn. Bouter les Russes hors de ce territoire donnerait corps au récit d’un renversement de tendance au profit de Kiev dans le cours de la guerre.
Moscou en a parfaitement conscience, et “c’est bien pour ça que les Russes feront tout ce qu’ils peuvent pour en garder le contrôle”, ajoute l’expert américain.
L’île des Serpents est ainsi devenue une prise de guerre empoisonnée pour la Russie. Elle a été prise parce qu’elle “fait partie intégrante de la bataille pour le contrôle de la mer Noire”, rappelle Sim Tack. Mais Moscou ne s’attendait pas à devoir mobiliser tant de ressources pour défendre ce lopin de terre.
“Le problème est qu’il est très difficile de maintenir cette île correctement approvisionnée car tout bateau qui s’y rend est à portée de tir des lance-roquettes ukrainiens”, souligne Sim Tack. Et ce sont autant de ressources que Moscou n’utilisera pas sur d’autres fronts plus importants pour l’issue de la guerre, comme dans le Donbass.
Mais aux yeux de Moscou, l’île des Serpents n’a pas qu’une valeur symbolique. Surtout depuis la perte en avril du “Moskva”, le principal croiseur russe mobilisé pour le conflit. Cette île représente une sorte de remplacement qui “peut être décrite comme un navire de guerre statique qui ne peut être coulé”, explique Jeff Hawn.
Comme un bateau de combat, il fournit un poste d’observation pour détecter les mouvements ennemis dans la région et peut servir pour bombarder des navires ou avions qui passeraient à proximité. Enfin, c’est toujours un avant-poste sur lequel l’Ukraine doit garder un œil pour s’assurer que la Russie n’y amasse pas des troupes pour lancer un assaut amphibie. Et en plus, il est insubmersible !
Mais ce n’est peut-être pas un tel avantage. “C’est une cible bien identifiée par la communauté internationale pour l’artillerie ukrainienne. Frapper cette île encore et encore revient pour Kiev à démontrer que son armée peut contester la suprématie russe en mer Noire”, affirme Jeff Hawn.
Ce qui fait de l’île des Serpents un parfait argument de vente pour l’effort de guerre ukrainien. Kiev peut ainsi démontrer aux pays occidentaux que les armes qui lui sont livrées sont bien utilisées. “Le succès dont les Ukrainiens se sont vantés lors de leur dernier assaut ne tient pas tant aux cibles atteintes qu’au fait qu’ils ont pu frapper aussi facilement l’île”, soutient Sim Tack.
Et en l’occurrence, ce n’aurait probablement pas été possible sans du matériel occidental puisque l’Ukraine a profité de ce bombardement pour avoir recours, pour la première fois, à des missiles antinavire américains Harpoon qui venaient de lui être livrés.