Les dirigeants des 27 pays de l’Union européenne ont trouvé un accord, mardi, pour réduire de 90 % leurs importations de pétrole russe d’ici à la fin de l’année afin de tarir le financement de l’offensive russe contre l’Ukraine. Selon Anastasiya Shapochkina, spécialiste des relations russo-ukrainiennes, cet embargo n’aura cependant pas nécessairement d’impact sur l’économie russe, ni sur la poursuite du conflit.
Les négociations autour de l’or noir russe auront duré près d’un mois. Les 30 et 31 mai, l’Union européenne a finalement décidé de mettre fin, d’ici à 2023, à ses achats de pétrole russe transporté par voie maritime, soit l’équivalent de plus de deux tiers de ses importations.
Âprement négocié, ce consensus cède une exemption provisoire à trois pays membres de l’UE quasi exclusivement approvisionnés par la Russie : la Hongrie, la Slovaquie, et la République Tchèque. Ces trois pays pourront ainsi continuer de s’approvisionner en pétrole russe, via l’oléoduc Droujba [qui signifie “amitié” en russe].
L’extension de l’embargo aux livraisons par oléoduc devrait ensuite être discutée “dès que possible”, selon les dirigeants européens qui estiment, qu’au total, 90 % des exportations de pétrole russe vers l’UE seront arrêtées d’ici à la fin de l’année.
“Très peu de gens” auraient prédit que l’on puisse s’entendre sur le pétrole russe, s’est félicité le président français, Emmanuel Macron, au cours d’une brève déclaration au sortir des négociations, mardi 31 mai. Le président du Conseil européen, Charles Michel, s‘est réjoui quant à lui d’un “pas en avant essentiel pour arrêter la guerre en Ukraine”.
Toutefois, rien n’est moins sûr, selon Anastasiya Shapochkina, présidente du think tank géo-économique Eastern Circles, maître de conférences en géopolitique à Science Po Paris et spécialiste des relations russo-européennes.
France 24 : comment analysez-vous l’enthousiasme des dirigeants européens, comme Emmanuel Macron ou Charles Michel, après cet accord sur le pétrole russe ?
Anastasiya Shapochkina : on peut y lire les difficultés surmontées pour parvenir à cet accord. Cet embargo progressif est le fruit de nombreux compromis, de débats et de réflexions au niveau national, qui ont ensuite dû être reconduits à l’échelon européen.
Une pièce maîtresse de cet accord reposait sur la volonté politique de l’Allemagne et de la Pologne, grands consommateurs européens de pétrole russe, qui ont finalement accepté de mettre un terme à toute importation de pétrole russe d’ici à la fin de l’année.
L’or noir russe aura néanmoins réussi à semer la division parmi les 27, comme le rappelle l’accord laborieusement trouvé avec la Hongrie, la Slovaquie et la République Tchèque.
Bruxelles fait ainsi face à un bouleversement majeur : la Russie, partenaire de la sécurité énergétique de l’Europe, s’est muée, du jour au lendemain, en menace pour sa sécurité.
Les 27 versent chaque mois 10 milliards d’euros à la Russie pour son pétrole. Ce manque à gagner va-t-il handicaper l’économie russe ?
Ce manque à gagner sera en grande partie compensé. Par un premier biais : la fraude. Dans six mois, l’embargo européen mettra un terme aux livraisons de pétrole par bateau, lesquelles représentent environ 70 % des importations européennes d’hydrocarbures russes. Mais ce type d’approvisionnement est plus difficile à contrôler que celui opéré via un oléoduc. Du pétrole russe pourra donc être labellisé comme venant d’autres contrées.
Une réorientation des exportations d’hydrocarbures russes vers l’Asie est par ailleurs en marche depuis dix ans. Avant le 24 février, le marché asiatique recevait ainsi 42 % des exportations de pétrole russe – à peine moins que l’UE, qui en achetait 48 %. Et depuis l’invasion de l’Ukraine, l’Inde a déjà triplé ses importations de pétrole russe. Comme l’application de l’embargo européen sera progressive, l’industrie pétrolière russe dispose d’un peu de temps pour continuer à accélérer ce virage asiatique.
La Russie entend, aussi, négocier avec la Chine d’égal à égal, en tant que puissance mondiale, qui, comme elle, s’oppose à l’Occident, même si dans cette nouvelle relation commerciale, le rapport de forces est très favorable à Pékin. Le géant asiatique, qui était déjà un énorme client de la Russie (30 % des exportations de pétrole russe) avant l’invasion de l’Ukraine, va devenir un acheteur plus que jamais incontournable. Pékin va, en revanche, pouvoir négocier le prix du baril russe, et il sera probablement en deçà du tarif auquel les Européens l’achètent.
Le “pivot vers l’Asie” entrepris par la Russie fait donc finalement d’elle une “annexe énergétique” de Pékin. Et ce sont là de mauvaises nouvelles pour Moscou.
Une baisse des revenus pétroliers pourrait-elle contribuer à tarir le financement de la guerre menée par Moscou en Ukraine ?
Atteignant 60 % du PIB, selon certains modes de calcul, les exportations d’hydrocarbures représentent la manne clé de l’économie russe. Mais les stocks d’armes dont dispose Moscou sont importants, et une dégradation de la situation économique n’aura absolument aucun impact sur la décision politique de poursuivre les objectifs stratégiques du Kremlin en Ukraine.
Comme lors de la Seconde Guerre mondiale, dont l’Union soviétique, pourtant en ruines, est sortie triomphante, la guerre n’a pas de lien avec l’économie en Russie. Vladimir Poutine pourrait poursuivre l’invasion de son voisin ukrainien, même avec une économie complètement détruite.
Une forte dégradation du niveau de vie de la population pourrait-elle faire grandir l’impopularité du pouvoir, y compris au sein des élites, jusqu’à menacer sa pérennité ?
Les élites russes sont traditionnellement très déconnectées des conditions socio-économiques de la population. Le marasme économique ne les impacte donc pas.
Sur le plan culturel, une “révolution de palais” serait une grande surprise pour tous les spécialistes de la Russie. Si ce type d’insurrection s’est produit dans l’Histoire russe – c’est ainsi que les tsars Pierre III et Paul Ier furent assassinés – les hauts dignitaires de ce pays ciblent toujours les dirigeants considérés comme faibles, et se sont montrés incapables d’éliminer des tyrans tels que Staline, ou Ivan le Terrible.
Le mécontentement des classes moyennes et populaires a grandi avec la guerre en Ukraine, qui laisse des dizaines de milliers de familles endeuillées. Beaucoup de Russes vivent déjà dans la pauvreté, aggravée par la fermeture d’entreprises occidentales, de Renault à McDonalds, qui laissent de nombreux actifs au chômage. Le pouvoir d’achat va continuer son inexorable chute, et impacter de larges pans de la société. Mais combien oseront descendre dans la rue au risque de passer plusieurs années en prison ?
Depuis le vent de contestation à Poutine des années 2011-2012, le pouvoir a mis en place une machine de répression interne. L’ensemble des agences de maintien de l’ordre (les “Siloviki”) comptent aujourd’hui près de 2 millions d’agents. Quand bien même les foules seraient gagnées par la colère, le Kremlin aurait désormais la capacité d’étouffer toute contestation.