Tout au long de l’histoire, les Vénitiens ont appris à vivre avec les marées hautes, appelées acqua alta. Aujourd’hui, le changement climatique fait des ravages dans l’ancienne cité, les inondations ayant augmenté en fréquence et intensité. Des barrières sous-marines artificielles, qui séparent temporairement la lagune de la mer, ont été conçues pour repousser l’eau. Mais elles ne sont pas sans conséquence sur la biodiversité. Alors, faut-il sauver Venise ou le fragile écosystème de la lagune ?
La deuxième marée la plus haute jamais enregistrée
Dans une ville qui grouille habituellement de touristes, Andrea Turchetto est une espèce rare : un vrai Vénitien, né et élevé dans la ville flottante. Contrairement à d’autres habitants, il s’y sent toujours chez lui. Son entreprise de perles de verre est installée au cœur de Venise, dans le quartier de Cannaregio.
Andrea avait six ans en 1966, lorsque la ville a connu la plus grande marée jamais enregistrée. En 2019, l’histoire s’est répétée et il a été témoin du deuxième épisode le plus dévastateur d’acqua alta.
Mais cette fois-ci, les choses étaient différentes. Les autorités avaient initialement annoncé que la marée ne dépasserait pas 1,30 mètre, explique-t-il. Plus tard, dans la nuit du 12 novembre, elle est montée à 1,87 mètre, les rafales de vent atteignant 110 km/h.
“Tout s’est passé si vite”, se souvient-il. “On n’a pas eu le temps de tout sauver”. Il y a de la colère dans la voix d’Andrea, de la colère contre les élus et les autorités locales qui auraient pu empêcher une telle catastrophe de se produire. “Il y a eu de la négligence”, dit-il. “Ce n’est pas une question de changement climatique, quelque chose n’a pas fonctionné comme ça aurait dû”.
Une ville submergée par la montée du niveau de la mer
Les scientifiques, pourtant, sont sans équivoque : le changement climatique est en grande partie responsable.
Certes, l’acqua alta est un phénomène naturel, provoqué par la combinaison de marées hautes, de vents forts et de variations de la pression atmosphérique. Mais l’augmentation de leur fréquence et de leur intensité est le résultat d’un climat qui se réchauffe et change.
Si l’on regarde les dix marées les plus fortes, cinq d’entre elles se sont produites au cours des vingt dernières années, signe que le phénomène s’accélère. Si l’on ajoute à cela le cadre unique de Venise – une constellation d’une centaine d’îles, le fait que le sol de la cité flottante s’affaisse – la ville pourrait disparaître sous les eaux d’ici la fin du siècle.
Mose, les vannes controversées de Venise
Pour rester à flot, Venise a érigé un ensemble de vannes au nom biblique : Mose (Moïse en italien), ou “Module électromécanique expérimental”.
Elena Zambardi, porte-parole du Consorzio Venezia Nuova, le décrit comme “un travail d’ingénierie très spécial, assez extraordinaire”. Les barrières sont “invisibles”, reposant sous l’eau lorsqu’elles ne sont pas utilisées, pour n’émerger qu’en cas d’inondation. Les vannes jaunes peuvent protéger la ville contre des marées allant jusqu’à trois mètres, selon les autorités locales.
Pour les Vénitiens, voir les barrières se lever pour la première fois en 2020 a été un immense soulagement. Ce projet de 6 milliards d’euros avait cristallisé la colère ressentie par beaucoup face à la lenteur de la réponse du gouvernement à un problème qui existait bien avant que le changement climatique n’entre dans le vocabulaire mondial.
Mose a été conçu en 1984, mais son développement a été ralenti par la corruption et des coûts exorbitants. Après l’acqua alta de 2019, le gouvernement a subi des pressions pour enfin boucler sa construction.
Mis en service mais déjà obsolète ?
Les responsables affirment que Mose est le meilleur plan d’action pour sauvegarder la ville antique. Pourtant, ces barrières sous-marines sont peut-être déjà dépassées par la réalité climatique actuelle.
Au milieu de la mer Adriatique, à 15 km de Venise, les scientifiques de l’Institut des sciences de la mer (ISMAR) surveillent l’élévation du niveau de la mer. La tour océanographique est équipée de toutes sortes d’instruments permettant de suivre les variations de la vitesse du vent, de la hauteur des vagues, de la salinité et de la température de l’eau.
La tour a été construite juste après l’acqua alta de 1966. À l’époque, on pensait que la science pouvait sauver Venise. Plus d’un demi-siècle plus tard, la ville risque toujours de disparaître sous la montée des eaux.
Selon Georg Umgiesser, océanographe à l’ISMAR, une chose est sûre : l’élévation du niveau des mers n’est pas temporaire et Mose ne sera pas en mesure de la contenir. “Si vous avez une élévation du niveau de la mer de 50 cm, vous serez obligés de fermer les barrières Mose une fois par jour”, explique-t-il.
À l’avenir, elles pourraient devoir être levées 300 à 400 fois par an, séparant de fait la lagune vénitienne de la mer Adriatique. L’échange d’eau entre les deux est pourtant vital pour la santé de la lagune. Cette dernière est-elle vouée à disparaître ? “Nous voulons sauver Venise. Quelle Venise ? Voulons-nous sauver la lagune, ou voulons-nous sauver la ville ?”, s’interroge-t-il. “Si nous voulons sauver la ville, à un moment donné, je pense qu’il faudra fermer la lagune”.
Pas de Venise sans lagune, pas de lagune sans Venise
Jane da Mosto n’est pas encore prête à renoncer à la lagune : “Plus que tout, Venise est sa lagune”. Directrice de l’ONG We are here Venice, Jane défend avec passion la lagune et ses marais salants.
“Les marais remplissent diverses fonctions”, explique-t-elle. Ils agissent comme une barrière naturelle à l’acqua alta, atténuent les marées et ralentissent les courants. “Au quotidien, étendre la surface des marais salants protégerait Venise contre des niveaux d’eau élevés au quotidien” ajoute-t-elle.
La plupart des zones humides autour de Venise ont aujourd’hui disparu, le réchauffement climatique, la pollution et l’urbanisation ayant contribué à leur rapide déclin. Selon des estimations récentes, seul un sixième des marais salants de la lagune est resté intact.
Leur restauration est une clé importante car la survie de la ville est en jeu. Certes, ces zones humides ne sauveront pas l’ancienne cité de l’effondrement, mais pour Jane da Mosto les autorités locales doivent faire plus pour restaurer les marais, solution basée sur la nature, face aux problèmes de Venise.
Quant au dilemme “sauver Venise ou sa lagune”, elle ne tranche pas : “On n’a pas le choix”, conclut-elle. “J’insiste sur un point : on doit prendre soin des marais salants autant que de Venise pour l’avenir”.