Pour la première fois depuis le début de la guerre en Ukraine, les négociateurs russes et ukrainiens présents lors des pourparlers en Turquie ont salué, mardi, des avancées “significatives”. Kiev a formulé plusieurs concessions, mais différents points de friction demeurent avec Moscou.
Le 24 février, lorsque Vladimir Poutine annonce l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, il justifie son action par une volonté de “dénazifier” et “démilitariser” le pays. Un mois plus tard, mardi 29 mars, Kiev et Moscou ont montré pour la première fois, en Turquie, des signes d’ouverture laissant espérer une issue diplomatique. Plusieurs questions ont été au centre des discussions durant ces nouvelles négociations : la “neutralité” de l’Ukraine, son intégration dans l’Union européenne ou encore l’avenir des territoires conquis par les Russes depuis le début de la guerre.
Après trois heures d’échanges à Istanbul, des “premières avancées” ont été constatées, avec une délégation russe qui a pour “la première fois, au lieu d’énoncer des ultimatums à l’Ukraine, commencé à écouter les propositions ukrainiennes”, a félicité sur BFMTV mercredi matin, Igor Zhovka, le conseiller spécial et chef adjoint du cabinet de président ukrainien.
De timides espoirs douchés par le Kremlin. “Pour l’instant, nous ne pouvons pas faire état de quoi que ce soit de très prometteur ou d’une percée quelconque. Il y a beaucoup de travail à accomplir”, a déclaré mercredi à la presse le porte-parole de la présidence russe, Dmitri Peskov. Il a néanmoins qualifié de “positif” le fait que la partie ukrainienne ait “enfin commencé à formuler de façon concrète ses propositions et à les mettre par écrit”.
“Une Ukraine neutre” et des “garanties sécuritaires”
Les négociateurs ukrainiens ont en effet formulé une série de propositions touchant à certains points cruciaux des négociations. Parmi eux, la question de la “neutralité” de l’Ukraine, réclamée par Moscou.
“Adopter ce principe de neutralité revient, a minima, pour l’Ukraine, à accepter de n’intégrer aucune alliance militaire, qu’il s’agisse de l’Otan, mais aussi de l’Organisation du traité de sécurité collective, une alliance qui regroupe l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Russie et le Tadjikistan”, explique auprès de France 24 Marie Dumoulin, ancienne diplomate et directrice du programme Europe élargie à l’European Council for Foreign Relations (ECFR).
Volodymyr Zelensky avait fait un premier pas, le 27 mars, lors d’une interview pour des médias russes, se disant “prêt à accepter” cette condition de Moscou. “Les garanties de sécurité et la neutralité, le statut dénucléarisé de notre État” font partie des clauses de la négociation, a-t-il admis. “Nous sommes prêts à l’accepter (…) Ce point des négociations (…) est en discussion, il est étudié en profondeur”, a-t-il assuré.
À Istanbul, les négociateurs ukrainiens ont réitéré ces propos et sont même allés plus loin, en proposant que leur pays n’héberge aucune base militaire étrangère. “Mais en échange de cette concession, Kiev réclame des ‘garanties sécuritaires’ qui me paraissent difficilement acceptables par Moscou”, poursuit Marie Dumoulin. Pour se protéger, l’Ukraine demande en effet que plusieurs pays occidentaux se portent “garants” de sa sécurité, via un traité international, et interviennent en cas d’attaque. La liste des pays en question est longue : les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et la Chine (les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU avec la Russie), la Turquie, l’Allemagne, la Pologne ou encore Israël.
“Autant dire que cela ressemble beaucoup à l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord”, note Marie Dumoulin. “J’ai du mal à voir comment Moscou accepterait un scénario où l’Ukraine n’intègre pas l’Otan mais peut bénéficier de cette aide étrangère…”
“Cette proposition est par ailleurs un signe d’ouverture de la part de Volodymyr Zelensky, mais ce n’est pas une annonce aussi retentissante qu’il n’y paraît”, poursuit-elle. Certes, adhérer à l’Otan était l’une des principales revendications de l’Ukraine ces dernières années. En février 2019, le pays avait d’ailleurs inscrit dans sa Constitution son aspiration à intégrer l’Union européenne et l’alliance militaire. “Mais depuis le début de la guerre, Kiev a compris que l’Otan n’était pas forcément prête à l’accueillir dans ses rangs.”
Enfin, Volodymyr Zelensky a d’ores et déjà annoncé que cette “neutralité” ne sera pas mise en place sans la tenue préalable d’un référendum, et que ce dernier n’aurait lieu qu’une fois que les soldats russes se seraient retirés du pays. “Et pour le moment, Vladimir Poutine ne semble pas prêt à se désengager complètement”, explique Marie Dumoulin.
Vers une Ukraine divisée en deux ?
Cette condition pose par ailleurs la question de l’avenir des territoires conquis par les Russes depuis le début de la guerre. “Cela risque d’être vraiment le point d’achoppement des négociations”, estime la spécialiste.
Jusque-là, la Russie expliquait avoir l’ambition de “dénazifier” l’ensemble du territoire ukrainien. Vendredi, un commandant russe a créé la surprise en annonçant “concentrer, désormais, le gros des efforts sur l’objectif principal : la libération du Donbass”, ce territoire où se trouvent les deux “républiques” séparatistes de Louhansk et Donetsk – reconnues par Moscou le 22 février dernier. “Cela peut être interprété de deux façons : soit cela montre une perte de puissance de la part des Russes, soit cela montre un changement de stratégie où Vladimir Poutine veut se concentrer sur la création d’un corridor reliant le Donbass et la Crimée, et lui donnant le contrôle sur la mer d’Azov.”
“Quoi qu’il en soit, et quelle que soit l’ampleur des territoires que la Russie parviendra à contrôler, elle n’aura certainement pas envie de les rendre et l’Ukraine ne souhaitera pas les céder”, poursuit-elle.
Dimanche, le chef des renseignements ukrainiens, Kyrylo Budanov, a évoqué une hypothèse selon laquelle Moscou souhaiterait un “scénario à la coréenne”, faisant référence à la division de la Corée en deux pays distincts en 1953. “La Russie avait proposé quelque chose d’assez similaire en 2019, en proposant de se désengager sur l’ensemble de la ligne de contact dans le Donbass et d’en faire une zone démilitarisée sur quelques kilomètres de largeur”, explique Marie Dumoulin. “Cela avait été refusé par Kiev car ça aurait consisté à figer le conflit.”
De leur côté, mardi, les Ukrainiens ont proposé d’exclure les territoires du Donbass des négociations. Concernant la Crimée, ils proposent de geler son statut pendant quinze ans. “Là encore, ça peut bloquer du côté de Moscou. Pour eux, la Crimée est un territoire russe et le débat est clos”, explique la spécialiste.
Volodymyr Zelensky “fait un pas”, “mais ne capitule pas”
Face à ces derniers pourparlers, la spécialiste reste sceptique quant à l’illusion d’une sortie de crise. “Selon moi, à ce stade, il est encore impossible d’envisager un compromis entre les deux États”, estime-t-elle. “L’Ukraine est galvanisée par sa résistance, plus solide que prévue. Elle est prête à céder sur la question de l’Otan, mais pas encore sur sa souveraineté. La Russie, elle, estime avoir encore la supériorité militaire pour poursuivre les combats.”
De nombreux points restent par ailleurs en suspens, notamment sur une possible adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne.
“Je pense qu’à travers ces propositions, Volodymyr Zelensky veut montrer qu’il est prêt à faire le premier pas, à la fois à la communauté internationale et aux Russes”, résume la chercheuse. Et de conclure : “Mais à ce stade, il n’en est pas à la capitulation”.
Et si à l’issue des négociations mardi, le vice-ministre de la Défense russe, Alexandre Fomine, a annoncé que Moscou allait “réduire radicalement (son) activité militaire en direction de Kiev et Tcherniguiv”, dans le nord de l’Ukraine, les observateurs occidentaux restent sceptiques y voyant plutôt un redéploiement des troupes. Et le scepticisme s’est fait d’autant plus fort, mercredi, alors que la Russie est accusée d’avoir bombardé un centre de la Croix-Rouge à Marioupol et la ville et à Tchernihiv.