Des milliers de civils ukrainiens fuient depuis jeudi l’invasion russe et tentent de rejoindre la Pologne voisine. Une évacuation chaotique, avec des dizaines de kilomètres d’embouteillages côté ukrainien, qui préfigure une crise humanitaire de grande ampleur. Reportage de notre envoyé spécial.
SUV dernier cri, vieilles Ladas antédiluviennes, voitures familiales… Des centaines de véhicules, appartenant à des ukrainiennes de toutes les classes sociales se pressent pare-chocs contre pare-chocs sur une trentaine de kilomètres avant la frontière polonaise, dans la soirée du jeudi 25 février. Alors que la nuit tombe, les silhouettes de piétons hagards marchant sur le bord de la route se distinguent au milieu des fumées des pots d’échappement.
Cet embouteillage géant qui s’allonge d’heure en heure entre Lviv, principale ville de l’ouest ukrainien, et la frontière de l’Union européenne est le signe le plus tangible de l’exode des civils ukrainiens fuyant l’invasion russe. Et ce n’est que le début : le Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR) a déclaré vendredi envisager “des scénarios avec des fourchettes de 1 à 3 millions de personnes en Pologne” en cas d’aggravation du conflit.
“On est partis la veille au soir mais comme le bus ne pouvait plus avancer, on a marché 20 kilomètres”, confie à France 24 Sofia, une jeune mère de famille originaire de Tchortkiv rencontrée un peu plus tôt. Les entrées au poste-frontière ukrainien se font au compte-goutte tandis que des milliers de personnes continuent d’affluer.
La plupart sont encore sous le choc.
“On a vu des avions et des missiles frapper un dépôt militaire à quinze kilomètres de chez nous. C’était la panique totale. Comment expliquer aux enfants qu’il faut quitter la maison de toute urgence ?”, s’exclame Sofia, les traits tirés, en remontant une couverture de laine sur les épaules des deux jeunes enfants qui voyagent avec elle.
Autour d’elle, les femmes et les enfants sont surreprésentés. “Les hommes de 18 à 60 sont mobilisés pour la guerre et il a plusieurs checkpoints sur la route pour empêcher les hommes de fuir”, ajoute la jeune femme, dont le mari vit en Pologne.
Parmi les hommes rassemblés devant le poste-frontière, il y avait effectivement une proportion significative d’étrangers. France 24 a ainsi rencontré des réfugiés algériens, congolais, nigérians, indiens qui attendaient pour franchir la frontière.
“J’ai de la peine pour le peuple ukrainien car ce sont des gens vraiment adorables. On est des étrangers et on ne laisse rien ici… Eux, ils sont obligés de laisser leur maison”, affirme Karim, un ressortissant algérien de 28 ans travaillant dans la finance. Le jeune homme a quitté Kiev avec sa compagne après avoir passé des moments éprouvants, terré dans les abris du métro pour échapper aux bombardements.
La majorité de ces milliers de réfugiés ne dispose pas de tentes ni de sacs de couchage, car ils n’avaient pas prévu de passer la nuit à l’extérieur. Ceux qui ont une voiture peuvent laisser tourner le moteur pour chauffer l’habitacle… tant qu’ils ont de l’essence. Jeudi dans la soirée, aucune organisation humanitaire n’était visible du côté ukrainien de la frontière. Sans ouverture massive de la frontière, la situation des civils fuyant les combats pourrait se dégrader très rapidement.
Reste alors la solidarité entre compagnons d’infortune. “Quand je vois des enfants qui ont faim, froid, et qui pleurent, je ne peux pas rester sans rien faire ! J’ai fait trois aller-retour entre Lviv, Loutsk et la frontière pour convoyer bénévolement des gens”, affirme ainsi Anatoly, un entrepreneur israélo-ukrainien dans les équipements agricoles. Un stock de cigarettes et de boissons énergisantes permet au jeune homme de 23 ans de tenir le coup avec un minimum de sommeil.
“L’armée russe est très forte, c’est la deuxième ou troisième armée la plus puissante du monde. Mais Poutine ne sera jamais capable d’imposer durablement un nouveau régime dans le pays, car les Ukrainiens aiment trop leur liberté”, avance Anatoly, tandis qu’il reprend le volant en direction de Lviv.
Son Audi remonte lentement l’interminable embouteillage qui mène à la frontière quand il aperçoit deux frêles silhouettes qui tendent le pouce sur le bord de la route.
Deux adolescents, frère et sœur, qui ont décidé de rebrousser chemin pour éviter de passer la nuit dehors. Anatoly les dépose à une station-essence. Comme des milliers d’autres civils, ils reprendront la route de l’exode dès le lever du jour suivant.