La Lituanie est devenue, jeudi, le premier pays à accueillir une représentation diplomatique de Taïwan en Europe depuis 18 ans. De quoi irriter Pékin au plus haut point. D’autant plus que la Lituanie n’en est pas à sa première provocation à l’égard de la Chine.
C’est une petite épine européenne qui ne cesse de s’enfoncer toujours plus profondément dans le pied du géant chinois. La Lituanie n’en finit pas de défier Pékin et, jeudi 18 novembre, elle est devenue le premier pays européen en 18 ans à accueillir une représentation diplomatique taïwanaise sur son sol.
“Ce qui est très important ici, c’est la sémantique : il est question officiellement d’une délégation taïwanaise, et non pas de Taipei, c’est-à-dire l’appellation acceptée par Pékin”, souligne Grzegorz Stec, spécialiste des relations entre la Chine et les pays d’Europe de l’Est pour le Mercator Institute for Chinese Studies (Merics), contacté par France 24.
Provocations en série
Cette ouverture inédite de ce qui se rapproche le plus d’une ambassade de facto en Europe pour le territoire asiatique intervient aussi à un moment de vives tensions sino-américaines autour de la question du statut de Taiwan.
Pas étonnant dans ce contexte que Pékin ait réagi sans tarder, qualifiant la décision lituanienne de “particulièrement odieuse”. La superpuissance a ajouté que la Lituanie devait dorénavant “s’estimer responsable de tout ce qui allait lui arriver”. Une menace aux contours flous qui suggère que le pire serait encore à venir pour Vilnius.
“Nous vivons une profonde crise diplomatique entre nos deux pays. La Chine n’a plus d’ambassadeurs en Lituanie [depuis juillet 2021] et nous avons aussi retiré le nôtre”, reconnaît Konstantinas Andrijauskas, chercheur à l’Institut des relations internationales de l’université de Vilnius et l’un des principaux spécialistes de la Chine en Lituanie, contacté par France 24.
Et ce n’est pas seulement à cause de la représentation diplomatique taiwanaise. Depuis plusieurs mois, la Lituanie se comporte comme un David particulièrement provocateur à l’égard du Goliath asiatique.
Vilnius a décidé de quitter, en mai 2021, le “groupe des 17+1”, une plateforme diplomatique regroupant la Chine et dix-sept pays européens. Non content de claquer la porte de cette initiative, la Lituanie a aussi appelé les autres pays à la suivre.
Le gouvernement lituanien a ensuite “recommandé”, en septembre, aux utilisateurs de smartphones chinois de les “jeter au plus vite” tout en déconseillant aux autres d’en acheter. Le Centre national lituanien de cybersécurité avait conclu que des constructeurs comme Xiaomi avaient installé des logiciels espions “dormants” dans leurs appareils.
“On peut dire que la Lituanie est le pays qui a pris les mesures antichinoises les plus radicales en Europe”, reconnaît Emilian Kavalski, spécialiste des relations entre la Chine et les pays d’Europe de l’Est à l’université Jagellon de Cracovie, contactée par France 24.
Un nouveau gouvernement plus hostile envers la Chine
Ce n’est pas un hasard si c’est précisément ce pays baltique qui est devenu le premier opposant à la Chine en Europe. Plusieurs facteurs y ont contribué à commencer “par une série d’incidents malheureux en 2019 qui ont exacerbé le sentiment antichinois en Lituanie”, rappelle Una Bērziņa-Čerenkova, directrice du Centre d’études chinoises à l’université de Riga (Lettonie), contactée par France 24. En août 2019, alors que des manifestations pro-Hong Kong se déroulaient à Vilnius, des responsables de l’ambassade de Chine en Lituanie ont été accusés d’avoir organisé et participé à des contre-manifestations “ce qui constituait une grave violation des obligations du personnel diplomatique et a provoqué de vives réactions”, souligne Una Bērziņa-Čerenkova.
Quelques mois plus tard, une touriste chinoise s’était filmée en train d’enlever une croix dans l’un des sites religieux les plus sacrés de Lituanie. Un acte de vandalisme qui a d’autant plus choqué le pays que ce lieu “n’est pas uniquement religieux, c’est aussi un lieu de pèlerinage politique et la croix qui avait été déposée était un signe de soutien au mouvement démocratique à Hong Kong”, explique la chercheuse de l’université de Riga.
Après l’opinion publique, c’est au tour du gouvernement de devenir plus hostile envers Pékin à la faveur de la victoire des conservateurs de centre droit – beaucoup plus aligné avec les priorités américaines en politique étrangère – lors des élections législatives d’octobre 2020. La nouvelle Première ministre, Ingrida Šimonytė, nomme au poste de ministre des Affaires étrangères un homme, Gabrielius Landsbergis, dont le grand-père, Vytautas Landsbergis, a été le premier président de la Lituanie post-soviétique et l’une des plus importantes figures de l’opposition aux régimes communistes (Russie et Chine) dans l’histoire du pays.
Le gouvernement “décide alors de réorienter sa politique étrangère en faveur de pays qui partagent davantage ses valeurs politiques”, explique Konstantinas Andrijauskas, de l’université de Vilnius. La Lituanie en a eu “assez d’attendre de profiter des bénéfices économiques promis depuis plus d’une décennie par la Chine et qui lui semblait bien maigres jusqu’à présent”, poursuit Grzegorz Stec.
Ce chercheur du Merics ajoute que Vilnius “a fait le pari qu’il y avait plus à gagner qu’à perdre à s’éloigner de la Chine”. Pékin n’a en effet que très peu de moyens de pression car “la Lituanie est l’un des pays européens les moins dépendants économiquement de la Chine”, précise Konstantinas Andrijauskas.
Un exemple à suivre en Europe ?
Pour l’heure, la Chine a rendu la vie impossible aux quelques entreprises lituaniennes exportatrices de produits laitiers et a menacé de bloquer des trains de marchandises en direction de la Lituanie. “Mais cela ne pèse pas lourd comparé à la perspective d’accueillir, peut-être, la prochaine usine en Europe de semi-conducteurs du géant taiwanais TSMC si les relations économiques avec Taiwan s’approfondissent”, explique Grzegorz Stec.
Cela permet aussi d’envoyer un signal à Washington. “En critiquant la Chine tout en se rapprochant de Taiwan, la Lituanie rappelle aux États-Unis qu’ils ont un allié fiable qui partage leurs valeurs dans cette partie du globe et qu’ils feraient bien de le protéger face aux ambitions régionales de la Russie et de la Biélorussie”, note Emilian Kavalski.
Pour la Chine, les provocations lituaniennes sont d’autant plus dangereuses qu’elles prouvent “à quel point la superpuissance asiatique peut être fragile lorsqu’elle n’a pas l’arme économique pour faire pression sur un pays”, note Emilian Kavalski. Elle ne peut pas non plus se montrer trop menaçante de “peur de s’aliéner encore un peu plus l’Union européenne qui reste, parmi les grandes puissances occidentales, celle qui est encore la moins hostiles à la Chine”, note Una Bērziņa-Čerenkova.
Si cet affrontement tourne en faveur de la Lituanie, le risque est que d’autres pays européens suivent l’exemple et que le Goliath asiatique se retrouve face à une armée de David. “De grands pays comme l’Allemagne ou la France sont trop dépendants économiquement de la Chine mais il va être intéressant de voir l’influence de la politique lituanienne sur des États comme la République Tchèque ou la Hongrie”, note Emilian Kavalski.
La République Tchèque vient en effet d’élire une nouvelle majorité conservatrice en octobre 2021 qui pourrait s’inspirer de l’exemple lituanien, tandis que la Hongrie pourrait voter contre Viktor Orban, grand ami de Xi Jinping, lors des élections de 2022.