Des publications accusent des médias français, dont France 24, d’avoir relayé une vidéo mise en scène, qui viserait à faire croire que de faux blessés ont joué la comédie dans les rues de Kiev après les frappes russes du 10 octobre. Les images montreraient les coulisses de la scène, avec une femme cherchant à se prendre en photo et une foule de photographes présents sur les lieux. Le journaliste auteur des images, et d’autres témoins, confirment pourtant que ces événements sont authentiques.
La vérification en bref :
- Une photo associée à une vidéo montrant deux personnes âgées blessées prétend dévoiler une mise en scène de blessés dans les rues de Kiev le 10 octobre dans des publications vues plus de 100 000 fois
- Les images sont prises par un journaliste de l’agence Associated Press le 10 janvier près de la Tour 101 à Kiev après un bombardement russe et sont authentiques
- Plusieurs journalistes ont posté des images de la même scène, et un photographe a confirmé à la rédaction des Observateurs de France 24 que cette femme a été blessée au cou
Les détails de la vérification
“Les médias mainstream occidentaux comme BFM TV, LCI, FRANCE 24 se réjouissent de diffuser les images filmées par CNN et BBC montrant des habitants “sanglants” à Kiev après les représailles Russes” affirme une publication Twitter relayée plus de 1 800 fois. On y voit une femme âgée bandée à la tête, visiblement en sang, sur une photo.
En dessous, une vidéo prétend dévoiler les coulisses de la scène : la femme cherche à se prendre en photo, pendant que de nombreux journalistes s’affairent autour d’elle.
La vidéo a aussi été relayée par des personnalités pro-russes comme le premier vice-représentant permanent de la Russie auprès de l’ONU, Dmitry Polyanskiy ou l’analyste et ex-journaliste Maria Dubovikova.
Pas de doute pour ceux qui la publient : le fait que la femme cherche à se prendre en photo devant une horde de journaliste montrerait qu’il s’agit d’une mise en scène faite pour les caméras de télévision, beaucoup avançant qu’il s’agit d’un exemple de “propagande de guerre” ou d’une séquence digne d’un film de “Steven Spielberg”.
Le média français Libération, ou d’autres titres internationaux comme le Daily News, ont notamment été accusés de publier en une de leurs journaux la photo de cette dame “faussement blessée” selon les auteurs de ces publications.
Que se passe-t-il dans cette séquence et en particulier dans la vidéo ?
Un logo sur l’image permet de voir que le média OstWest a relayé la vidéo qu’on retrouve effectivement sur leur page Facebook. Contacté par la rédaction des Observateurs de France 24, ce média russophone basé à Berlin explique avoir repris une vidéo de l’agence américaine Associated Press. On retrouve effectivement cette vidéo dans la base de données de l’agence : elle a été filmée le 10 octobre à 10h34 GMT.
On y entend la femme dire : “ Prends une photo de moi. Andrei Andreyevich ? Je vais prendre une photo maintenant et je l’enverrai à ma sœur en Russie.”
La scène a été filmée à l’angle de la rue Zhylianska et Lva Tolstoho, près du centre d’affaires de la tour 101, partiellement détruite lors des frappes, qu’on voit également dans les images un peu plus longues de la séquence complète.
La photo et la vidéo ont été tournées par le journaliste de l’agence américaine Associated Press Efrem Lukatsky. Ce dernier, contacté par la rédaction de Checknews de Libération, a expliqué :
C’est moi qui ai pris cette photo et cette vidéo. Cette femme marchait avec un homme qui s’appelait Andrei Andreyevich. Ils ont été blessés par des fragments de verre brisé car les fragments se sont répandus sur des centaines de mètres autour. Il y a eu beaucoup de blessés, et quelques morts. J’ai filmé tout ça.
“J’ai vu du sang jaillir de son cou”
La rédaction des Observateurs a pu s’entretenir avec Vladyslav Musiienko, photographe freelance travaillant également pour Reuters. Lui aussi présent avec Efrem Lukatsky lors de ces scènes qu’il a documenté sur son compte Facebook, il témoigne :
Nous venions de commencer à travailler sur un carrefour près de l’université de Kiev le matin du 10 octobre, et j’ai vu mon amie de la télévision monter dans la voiture et partir en trombe. Je leur ai demandé où ils se rendaient, et elle m’a répondu “à la gare, je ne connais pas l’emplacement exact, mais un missile a frappé un bâtiment résidentiel [la tour 101, NDLR]. Sur place, il y avait une dizaine de journalistes qui avaient tous la même information, raison pour laquelle il y a plein de journalistes sur les images.
Ceux qui disent que c’est une mise en scène ou qu’il s’agit de fausses blessures ne savent pas de quoi ils parlent. J’ai vu du sang jaillir de son cou. J’ai pris des photos de grosses bandes médicales que les soldats ont utilisé pour bander ses blessures. Les gens derrière leur ordinateur qui disent que des blessés après l’explosion d’un missile de croisière sont des faux blessés ne sont pas des gens honnêtes.
Efrem Lukatsky et Vladyslav Musiienko ne sont pas pas les seuls journalistes à avoir documenté la situation de cette femme : d’autres vidéos prises par exemple par le journaliste Maksim Marusenko pour NurPhoto/Getty images ou encore Oleksandr Komenko, journaliste pour hromadske.ua et Ukrainer, ont publié des images de la même dame en train d’être bandée par les soldats ukrainiens.
Sur la vidéo ci-dessous, Oleksandr Komenko explique encore que “des médecins fournissent les premiers soins aux blessés après qu’une roquette a frappé un centre de bureaux près de la gare centrale de Kiev, le 10 octobre 2022”.
D’autres vidéos montrent également des traces de sang sur le sol ou d’autres victimes être soignées.
Tous les récits relatifs à cette scène affirment donc clairement qu’il s’agit de victimes, bien réelles, des conséquences d’un tir de missile sur Kiev, à qui il est porté secours, scène couverte par des journalistes près de la tour 101.
La thématique de la “mise en scène” lors de la guerre en Ukraine est une allégation régulièrement mise en avant par des comptes pro-russes ou complotistes. Une vidéo de tournage d’un documentaire est par exemple régulièrement utilisée comme une preuve de mise en scène de faux crimes de guerre. Plus récemment, le journaliste de la BBC Jeremy Bowen a été accusé de mettre en scène un faux reportage en Ukraine.