L’Union internationale des télécommunications, le gendarme mondial des télécoms, élit son prochain secrétaire général jeudi. Seuls deux candidats sont en lice : une Américaine et un Russe. Au-delà de ce vote entre deux grandes puissances à couteaux tirés, se dessinent des enjeux pour le futur de l’Internet. Un avenir sur lequel la Chine, notamment, tente de peser.
C’est un hashtag qui peut paraître totalement abscons. Pourtant, de nombreux responsables américains de haut rang ponctuent, ces derniers jours, leurs tweets par l’énigmatique #Doreen4SG. Même Antony Blinken, le secrétaire d’État de Joe Biden.
Ce hashtag symbolise leur soutien à Doreen Bogdan-Martin, candidate au poste de secrétaire générale de l’Union internationale des télécommunications (UIT). Le vote pour diriger cette instance technologique de l’Organisation des Nations unies (ONU) se déroule jeudi 29 septembre. Il a été qualifié par les uns de “Game of Throne” du Web, et par d’autres, d’élection pour déterminer “le futur de l’Internet”.
Des télégraphes à la 5G
Mais surtout, il revêt une importance particulière dans le contexte de la guerre en Ukraine et des tensions croissantes entre la Russie et l’Occident. Car Doreen Bogdan-Martin a pour seul adversaire un Russe : Rashid Ismailov, ancien vice-ministre des Télécommunications entre 2014 et 2018. En apparence, les deux candidats ont le même projet : connecter le plus de monde possible sur Terre. Mais derrière ces slogans, ce sont deux visions du futur de l’Internet qui s’affrontent.
“Si la Russie gagne cette élection, elle pourra faire d’énormes dommages à l’Internet mondial”, assure au Financial Times Justin Sherman, spécialiste de la gouvernance dans le cyberespace à l’Atlantic Council, un cercle de réflexion basé à Washington.
L’Union internationale des télécommunications n’est pas une énième sous-commission internationale aux pouvoirs limités sous la houlette de l’ONU. “C’est l’organisation internationale la plus importante dont vous n’avez jamais entendu parler”, écrivait en 2020 Kristen Cordell, chercheuse au Center for Strategic International Studies, un institut de recherche international basé aux États-Unis.
C’est d’abord l’une des autorités internationales de régulation les plus anciennes au monde. Fondée en 1865, elle a commencé par aider à codifier le morse ou encore mettre tout le monde d’accord pour utiliser les mêmes signaux de détresse. Elle avait aussi pour mission de réglementer les communications internationales par télégraphe.
De ces origines, l’UTI a gardé son cœur de métier : décider de standards internationaux dans les communications modernes. “C’est notamment grâce à elle, par exemple, qu’un téléphone vendu au Japon va continuer à fonctionner à Dakar”, souligne le site Wired. “Ces décisions, une fois adoptées à l’unanimité des membres, deviennent du droit international qui doit être transposé dans les législations des 193 pays membres”, précise Kristin Cordell, dans son étude consacrée à l’impact de l’UTI sur la scène internationale.
Ce pouvoir réglementaire confère à cette autorité internationale un attrait pour tous ceux qui veulent mieux contrôler le trafic sur les vastes autoroutes de l’information. Les enjeux actuels pour les dirigeants de l’UTI sont la définition des standards pour des technologies aussi stratégiques que la 5G, l’intelligence artificielle ou encore la reconnaissance faciale. Autant de dossiers “qui intéressent au premier chef des pays autoritaires”, note Kristin Cordell.
La Chine en première ligne
Ce n’est pas un hasard si les Chinois ont présenté les plus importantes délégations de lobbyistes à l’UTI ces dix dernières années. Ils ont envoyé plus de 1 000 représentants sur cette période pour défendre le point de vue de Pékin sur le futur de l’Internet, relève le Financial Times, qui a mené une longue enquête sur l’influence que la Chine tente d’exercer sur la gouvernance des réseaux de télécommunications.
Cet activisme a permis à Pékin de placer un de ses hommes, Houlin Zhao, à la tête de l’UTI en 2014 et de le faire réélire en 2018 (les deux fois, il n’a eu aucun adversaire). Ceux qui mettent en garde aujourd’hui contre une présidence russe de cet organisme pointent du doigt les faits d’arme de Houlin Zhao, note Wired.
En 2020, six ans après avoir pris les rênes de ce gendarme mondial des télécom, Houlin Zhao se félicitait, auprès du quotidien officiel chinois People’s Daily, d’avoir permis “à la Chine et ses entreprises de jouer les premiers rôles pour la définition de l’Internet de demain et d’avoir convaincu, d’autres pays, que la Chine devait être mieux représentée au sein des instances de l’ONU”.
Concrètement, Houlin Zhao a ouvert grand les portes de l’UTI à des entreprises comme le controversé géant des télécom chinois Huawei, qui a pu déposer plus de 1 000 propositions de standards technologiques. Il a aussi fait signer à l’organisation des accords de collaboration avec la Chine pour améliorer le développement des infrastructures réseaux dans les pays en voie de développement. C’est une forme de soutien au programme des “Nouvelles routes chinoises de la soie”. Ce vaste plan d’investissement de Pékin a souvent été “critiqué comme étant une forme de néocolonialisme” qui rendrait les pays bénéficiaires dépendants des prêts et technologies chinoises.
Houlin Zhao ne peut pas, statutairement, se représenter une troisième fois. C’est là qu’intervient le Russe Rashid Ismailov. Car derrière ce face-à-face entre le représentant de Moscou et la candidate de Washington, Pékin essaie de continuer à influencer l’institution par allié interposé.
Deux visions du futur de l’Internet
En effet, Rashid Ismailov, avant d’être vice-ministre russe des Télécommunications, a travaillé durant trois ans pour Huawei. Il a même occupé le poste de vice-président et doit donc avoir une bonne connaissance des intérêts stratégiques du mastodonte chinois.
Pékin et Moscou ont aussi signé, en 2021, un document sur l’amitié entre les deux pays qui contenait un paragraphe entier consacré à l’importance de l’UTI. “Les deux parties soulignent leur volonté commune d’accroître leur rôle dans le processus de préservation du droit souverain des États de réguler l’Internet national. À ce titre, la Chine et la Russie doivent œuvrer pour renforcer le rôle de l’UTI et renforcer leur représentation au sein de cette instance”, soulignent les deux nations dans ce texte.
Rashid Ismailov se présente d’ailleurs comme l’homme de l’alternative à ce qu’il appelle “un Internet dominé par les États-Unis”. Dans une vidéo sur YouTube pour vanter son programme, il fait presque de cette élection un enjeu de civilisation. “Il y a deux visions de l’humanité qui s’opposent ici : celle de l’Ouest et celle des pays en développement”, martèle-t-il.
Une manière de suggérer que seul le candidat russe défendra les intérêts des petits pays , tandis que Doreen Bogdan-Martin ne représentera que l’Occident et ses Big Tech.
Et pour Rashid Ismailov, l’UTI doit remettre la régulation de l’Internet entre les mains des États. C’est tout l’enjeu à plus ou moins long terme de cette élection, note le Financial Times. Si l’UTI peut imposer des standards, l’organisation ne peut pas réguler l’Internet en tant que tel. “C’est un domaine qui dépend essentiellement des quelques grands groupes ou organisations américains [comme l’ICANN, qui gère les noms de domaine, NDLR]”, précise le quotidien britannique.
Un état de fait inacceptable pour la Chine et la Russie, à l’heure de la compétition acharnée avec les États-Unis dans tous les domaines, y compris la technologie. Du temps de Houlin Zhao, la Chine avait proposé une réforme en profondeur de l’architecture de l’Internet – baptisé “New IP” – qui aurait permis à des opérateurs télécoms “souvent publics de contrôler qui peut accéder au réseau et pour y faire quoi”, résume Kristin Cordell.
Une manière de chercher à imposer sur la scène internationale un Internet à la chinoise, dominé par une censure tous azimuts. Pour Wired, Rashid Ismailov est l’héritier de ce projet et “des pays comme l’Iran, l’Arabie saoudite et d’autres” pourraient avoir un fort intérêt à voir instaurer un Internet plus facilement censurable et contrôlable. Et il serait d’autant plus facile pour eux de voter pour un candidat russe dans le contexte actuel qu’à l’UTI, le scrutin est anonyme.