Un tribunal populaire a été mis en place dans le quartier de Siloé, à Cali, en Colombie, pour rendre justice – de façon symbolique – aux victimes de la répression policière pendant les manifestations historiques de 2021. Lors d’une audience publique le 10 septembre, des familles de victimes sont venues témoigner dans l’espoir d’obtenir justice, un jour, au niveau institutionnel. Reportage.
Le micro à la main, vêtue d’un tee-shirt avec deux badges montrant le visage de son frère, Crisol Yurani Sánchez prend la parole durant de longues minutes, ce samedi 10 septembre, pour revenir sur le cauchemar enduré par sa famille depuis le 29 mai 2021. Ce jour-là, son frère de 16 ans a été retrouvé calciné dans un magasin de Siloé, un quartier pauvre de Cali, en Colombie, alors qu’il avait été arrêté la veille par la police. “Pour avoir dénoncé son assassinat”, sa famille a été menacée, raconte la jeune femme de 26 ans. La gorge nouée, elle confie aussi qu’ils ont eu l’impression d’être “abandonnés par l’État” dans leur quête de justice.
Devant un auditoire ému, elle tend ensuite le micro à Abelardo Aranda, vêtu d’une chemise floquée d’une photo de son fils. Âgé de 24 ans, ce dernier a été tué d’une balle dans le dos le 28 mai 2021, là encore à Siloé. “C’est très dur, je souhaite que cela n’arrive à personne d’autre”, lâche le père de famille d’une voix grave, le bras autour de l’épaule de sa femme. Visiblement bouleversé, il évoque leur douleur, mais aussi leurs espoirs.
Crisol Yurani Sánchez et Abelardo Aranda s’expriment tous deux dans le cadre d’une audience publique organisée dans une salle sobre de l’église San Matias Apostol, à Siloé. À l’origine de cette initiative : le Tribunal populaire de Siloé, une instance symbolique créée par des organisations sociales, des avocats et des habitants de ce quartier, à la suite des manifestations ayant secoué la Colombie l’an passé.
Lors de ces rassemblements historiques contre le gouvernement de l’ex-président Iván Duque, qui avaient duré près de trois mois, des dizaines de personnes avaient été tuées, dont une grande partie par les forces de l’ordre (entre 25 et 47, selon des ONG). L’immense majorité des assassinats avaient été répertoriés à Cali, notamment à Siloé.
>> À voir : “Colombie : faire taire la révolte, à tout prix”
Des enquêtes judiciaires lentes, voire inexistantes
Problème : plus d’un an après, les enquêtes judiciaires avancent lentement, voire sont inexistantes. Selon l’ONG Human Rights Watch, à ce jour, seuls huit policiers ont été accusés ou inculpés pour les homicides de dix personnes.
“Comme il y a beaucoup d’impunité, nous avons voulu créer un outil pour que justice soit rendue, au moins sur le plan éthique”, explique Martha Elena Giraldo Mendoza, membre du tribunal populaire, lancé officiellement le 3 mai dernier.
Pour l’audience publique du 10 septembre, les organisateurs se sont activés dès 7 h pour préparer la salle de l’église San Matias Apostol : accrochage de portraits de jeunes de Siloé tués lors des manifestations, installation du rétroprojecteur et de chaises en plastique pour le public, tests techniques pour assurer la retransmission de la journée en direct sur YouTube… Une imposante banderole violette a également été déployée sur la façade de l’église : “Tous et toutes au Tribunal populaire de Siloé – Vérité et justice pour les victimes de la grève nationale”.
Des violations des droits de l’Homme “systématiques”
L’audience a finalement débuté vers 9 h 30, en présence de familles de victimes et d’un Bolivien, d’une Cubaine et d’un Argentin reconnus pour leur engagement en faveur des droits de l’Homme, qui avaient fait le voyage pour tenir le rôle de “magistrats internationaux”. Durant toute la matinée, le “secrétariat technique” du tribunal populaire a présenté les nombreuses violations des droits de l’Homme commises à Cali l’an passé, vidéos amateur et témoignages audio à l’appui, afin de démontrer leur aspect “systématique”. De quoi donner le tournis aux personnes présentes dans la salle, qui s’était remplie petit à petit.
Abelardo Aranda, le père du jeune tué par balle le 28 mai 2021, nous a, par la suite, précisé qu’il avait déposé plainte auprès du parquet de Cali dès le lendemain de la mort de son fils. “Mais jusqu’à présent, nous n’avons eu aucun retour, c’est désolant”, a-t-il confié, l’air abattu.
De son côté, Crisol Yurani Sánchez a expliqué que le cas de son frère avait d’abord été examiné par le parquet de Cali, avant d’être transféré à un parquet de Bogotá spécialisé dans les droits de l’Homme : “Ils récoltent les témoignages depuis une semaine seulement, cela avance bien trop lentement. De plus, on a l’impression que les institutions font en sorte que tout reste impuni. Par exemple, l’Institut national de médecine légale nous a remis des rapports incomplets, avec des radiographies ne correspondant pas au corps de mon frère.”
“Il y a un manque d’intérêt de l’État pour éclaircir les faits”
D’après Santiago Medina, l’avocat de la famille Sánchez, les enquêtes avancent lentement “car de nombreuses preuves matérielles n’ont pas été récoltées correctement l’an passé, et il y a un manque d’intérêt de l’État pour éclaircir les faits. L’impunité perdure généralement dans les enquêtes visant des agents de l’État.”
Symbole de ce désintérêt, la chaise réservée à l’avocat censé assurer la défense de l’État est restée vide toute la journée. “C’est un manque de respect à notre égard”, fustige Crisol Yurani Sánchez. “L’avocat a été désigné par le Défenseur du peuple [une institution du ministère public, NDLR], mais il n’a pas voulu venir car notre tribunal n’est pas officiel”, précise Santiago Medina, qui estime tout de même que sa désignation constitue “un premier pas” vers la reconnaissance du “tribunal populaire”.
Quelles perspectives ?
À la fin de l’audience, vers 15 h, les “magistrats internationaux” ont déclaré que la prochaine étape consistait désormais à qualifier juridiquement les faits leur ayant été présentés. “Les avocats ont notamment parlé de ‘crimes contre l’humanité’ et de ‘génocide continu’ : nous allons étudier cela, afin de rendre un jugement, au plus tard en février”, a indiqué le Bolivien Edgar Ramos Andrade.
Les familles des victimes espèrent que ce jugement – symbolique – aura un impact sur la justice ordinaire. Car, même si elles estiment que le tribunal populaire permet de leur redonner “une dignité” et de mettre en lumière “la vérité”, elles souhaitent que justice soit rendue au niveau institutionnel. Faute de quoi le tribunal populaire envisage déjà de se tourner vers des instances internationales.