Depuis 2013, les forces aériennes russes, aux côtés des forces du régime syrien, bombardent intensément des zones civiles dans le nord-ouest de la Syrie. Bien que plusieurs accords de cessez-le-feu aient été signés entre 2013 et 2021, l’armée russe a mené une dizaine de milliers de frappes aériennes visant des zones civiles et larguant des munitions illégales. Notre Observateur vit près d’Idlib, dans le nord-ouest syrien. Il décrit un quotidien morose rythmé par les bombes.
Un rapport publié le 20 juillet 2022 par l’ONG Centre syrien pour la justice et la responsabilité (SJAC), une organisation basée à Washington DC avec des analystes européens et américains travaillant avec des Syriens sur le terrain, révèle que La Russie a mené des dizaines de frappes aériennes délibérées visant des civils et des travailleurs humanitaires dans le nord-ouest de la Syrie depuis 2013. Une tactique militaire faisant usage de munitions meurtrières et illégales, que la Russie perpétue aussi dans son offensive en Ukraine depuis mars 2022.
Grâce à des éléments vidéo et satellites en source ouverte, le rapport documente 58 “frappes doubles”. Les “frappes doubles” sont menées en deux temps : un missile sol-sol est lancé dans une zone donnée, ce qui entraîne un effondrement, une panique générale, peut être des blessés, et la mobilisation des équipes de secours. Lorsque la population se concentre dans les zones de crise, une seconde frappe, aérienne cette fois-ci, détonne au même endroit, tuant des centaines de civils et de secouristes.
Ces frappes ont généralement été menées par les forces aériennes russes en dehors des zones sous le contrôle du régime syrien. La dernière frappe de ce genre date du 22 juillet, et a fait 7 morts, dont 5 enfants, et 13 blessés, tous civils, à Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie.
Contacté par la rédaction des Observateurs de France 24, Mohammed Abdullah, directeur exécutif du Centre syrien pour la justice et la responsabilité auteur de ce rapport précise :
Cibler les populations civiles et les humanitaires est au cœur de la stratégie russe en Syrie : bombarder des écoles, des hôpitaux de terrain, et couper l’électricité et l’eau courante sont des moyens de mener la population à bout.
Les frappes russes sont bien plus destructives que celles du régime, car les avions russes sont équipés de missiles à plus large impact, en plus d’atteindre des cibles plus précises. Ce sont aussi les seuls à pouvoir mener des raids nocturnes grâce à leur caméras et senseurs thermiques, comme nous l’avons constaté à Alep, Idlib ou Douma.
En 2018, près d’un million de Syriens se sont déplacés dans la province d’Idlib, poussés à fuir d’autres régions touchées par les frappes doubles. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (Ocha), un peu plus de 1,6 million de personnes vivant aujourd’hui à Idlib sont des déplacés internes, soit la moitié des habitants de la province. Au total, le pays compte près de 6,7 millions de déplacés internes en 2022, le chiffre le plus élevé du monde.
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“D’un côté il y a les frontières turques fermées, de l’autre, les frappes du régime syrien et de la Russie”
Notre Observateur, Muhammad M. (son nom a été modifié pour sa sécurité), 27 ans, est le témoin direct de ces frappes. Il habite dans la petite ville d’Al Bara, à une trentaine de kilomètres au sud de la ville d’Idlib, capitale de la province. Il documente sur Twitter depuis fin 2020 le quotidien de sa région, Jabal Zawiya, rythmé par les frappes aériennes russes, pouvant aller jusqu’à une dizaine de raids par jour.
Le matin du 9 août, des frappes “doubles” russes et syriennes ont largué une centaine de missiles dans les bourgs de ma commune, sans faire de victimes.
Al Bara a été sévèrement bombardée par des frappes “doubles” le 20 juillet, il y a eu beaucoup de blessés parmi les civils. Quasiment toute la ville est détruite.
Les frappes aériennes ne se sont jamais réellement arrêtées sur les villages du sud de Idlib, notamment autour du Jabal Zawiya. Les missiles frappent de jour comme de nuit, à des périodes aléatoires.
Nous n’avons nulle part où aller : d’un côté il y a les frontières turques, de l’autre, les frappes du régime et de la Russie. Les gens n’ont aucune solution. Nous n’avons pas le choix : soit vivre dans le camp de déplacés sous une tente, soit habiter dans des villages qui risquent d’être bombardés à tout moment.
Notre maison a été détruite par un bombardement russe il y a environ deux ans. Aujourd’hui, j’habite moi même avec ma famille dans une maison abandonnée. Nous vivons dans la seule pièce encore habitable de la maison, qui a été réduite en cendres.
Je me retrouve à quelques kilomètres de la zone de contact, là où les forces russes, iraniennes et syriennes ainsi que les milices pro-régime sévissent et bombardent les zones avoisinantes.
Muhammad M. a une fille de 3 ans, qui apparaît souvent à ses côtés dans les images qu’il a envoyées à la rédaction, mais il souhaite ne pas afficher son visage.
Dans une vidéo de 18 secondes, tournée le mois dernier dans sa ville, Al Bara, Muhammad est debout, face caméra, sa fille dans les bras et dos au paysage naturel qui s’étale en arrière plan.
On entend un tir résonner, puis une détonation au loin. Muhammad dit à sa fille “regarde la caméra”, pour la distraire de l’explosion. Mais sa petite fille regarde l’explosion puis le gros nuage de fumée se répandre, imperturbable.
Ma fille ne réagit plus aux détonations ou aux frappes, même si j’essaie de la protéger mentalement des effets que cela peut avoir. Le jour même de sa naissance, l’hôpital a été bombardé, mais, heureusement, sa maman et elle en sont sorties indemnes. On s’est malheureusement habitués aux raids aériens depuis des années, il y a comme une apathie générale.
Les aides humanitaires ne sont pas du tout suffisantes, car Idlib recueille trop de populations déplacées en plus des déplacés au sein de la même région. Il y a plusieurs camps autour du passage frontalier Bab Al Hawa [passage transfrontalier entre la Syrie et la Turquie par lequel un couloir humanitaire a été créé par l’ONU en 2021, NDLR], qui sont totalement délaissés, avec des météos extrêmes en hiver et en été, sans suffisamment de provisions ni de médicaments.
En juillet 2022, la Russie a opposé son véto à la de prolongation du corridor humanitaire de Bab Al Hawa placé par l’ONU et des organisations humanitaires pour apporter un accompagnement médical et humanitaire dans les camps et les villes détruites où de nombreuses maladies sévissent. Après des négociations selon les conditions russes, il a été convenu que le couloir humanitaire de Bab Al Hawa soit prolongé pendant seulement 6 mois.
“Pour justifier des frappes, aucune preuve n‘est présentée, le régime prétexte juste des rapports écrits sans aucune donnée”
Dans un rapport publié fin 2021, le Réseau syrien pour les droits de l’Homme a dénoncé au moins 16 veto de la Russie, complaisante avec le régime de Bachar al-Assad, dont le veto sur l’ouverture du passage frontalier de Bab Al Hawa et les armes chimiques employées par le régime contre ses citoyens. En parallèle, le rapport indique qu’en 2021 seulement, la Russie a mené pas moins de 145 attaques aériennes et 400 frappes ayant visé des villages et des terres agricoles se concentrant sur la campagne d’Idlib et ses alentours.
Fadel Abdulghany est le fondateur du SNHR, il explique :
Le régime syrien bénéficie de l’aide militaire russe mais aussi de sa protection juridique, au yeux de l’ONU, afin de bombarder sans rendre de comptes, en toute impunité.
Bien entendu il arrive que des dirigeants extrémistes s’infiltrent dans des villes, mais dans ce cas le régime syrien et l’armée russe doivent présenter des preuves de l’existence d’éléments terroristes avant de mener des frappes.
Cette vidéo filmée le 24 juillet dans la ville de suqaylabiyya (gouvernorat de hama) montre le moment d’une frappe de drone “à l’origine inconnue” selon la presse locale. Elle a visé un groupement de civils célébrant une messe d’ouverture dans une église orthodoxe, faisant deux morts et plusieurs blessés.
Il s’agit de respecter le principe d’équité au vu des lois internationales, et le ratio entre les moyens employés et les personnes ou entités ciblées : par exemple, si une frappe tue deux hommes de l’EI mais aussi 20 civils, le ratio n’est pas respecté. Mais aucune preuve n‘est présentée, le régime prétexte juste des rapports écrits sans aucune donnée, aucune image de tanks ou d’armes par exemple.