Taïwan a accusé, samedi, l’armée chinoise de simuler une attaque de l’île lors d’exercices militaires mobilisant plus d’une centaine d’avions de combat et plus d’une dizaine de navires militaires entre le 4 et le 7 août. Ces manœuvres sont présentées comme la préparation d’un futur blocus de l’île, qui constitue l’une des stratégies possibles de Pékin.
Encore plusieurs heures à tenir avant la fin des exercices militaires chinois, prévue pour ce dimanche 7 août à midi. En attendant, les forces armées de Taïwan restent en alerte maximale tandis que des dizaines d’avions de chasse, de navires, et de missiles chinois sont testés à proximité de l’île que Pékin souhaite ramener dans le giron national “de gré ou de force”.
La visite de la présidente de la Chambre des représentants américaine, Nancy Pelosi, et ces exercices militaires – les plus importants jamais organisés par l’armée chinoise à proximité de Taïwan – ont relancé les spéculations sur la forme que prendrait une attaque de la Chine continentale contre cette île de 400 kilomètres sur 150, soit près du double de la taille de la Corse.
Si cette question semble lointaine pour les décideurs français et européens, elle est cruciale pour les think tanks américains qui perçoivent le conflit autour de Taïwan comme décisif pour la prééminence des États-Unis dans le Pacifique Ouest. Plusieurs plans d’action prospectifs ont été établis, qui s’articulent autour de deux stratégies distinctes : l’encerclement puis l’étouffement de Taïwan pour forcer la réunification souhaitée par Pékin, ou l’invasion en règle de l’île.
Blocus, quarantaine… la stratégie du boa constricteur
Une carte des six zones maritimes des exercices chinois actuels montre l’île de Taïwan complètement cernée par les forces ennemies. Des experts militaires américains, cités par le Wall Street Journal, affirment ainsi que cette disposition renforce le scénario où Pékin imposerait un blocus de Taïwan afin de forcer des négociations sur la réunification. Un rapport de la Rand Corporation publié en février 2022 présentait ce scénario comme inspiré du blocus de Cuba en 1962. L’institut de recherche évoque plutôt une “quarantaine” : Pékin laisserait passer nourriture et provisions essentielles.
“Les objectifs de la Chine (consisteraient à) démontrer par un fait accompli sa souveraineté en contrôlant les espaces aérien et maritime, ainsi que les livraisons de cargos, les navires, avions, et personnes qui ont accès à Taïwan”, écrivent les auteurs du rapport.
En théorie, un blocus est considéré comme un acte de guerre, mais Pékin utiliserait le fait que l’ONU ne reconnaît “qu’une seule Chine” pour argumenter que ses actions respectent la légalité internationale. Dans les faits, une telle action impliquerait un déploiement militaire encore plus conséquent que celui de ces derniers jours pour faire respecter cette “quarantaine”.
“En moins de 24 heures, une vaste flotte chinoise comprenant la marine, les garde-côtes, et des navires de la milice maritime se déploie autour de Taïwan pour faire respecter la quarantaine, interceptant les navires qui cherchent à s’approcher de l’île sans l’accord de Pékin. Les avions de chasse chinois et ses systèmes de défense sol-air se préparent à attaquer toute intrusion non-autorisée dans l’espace aérien de Taïwan”, écrit une enquête de Reuters détaillant le déroulement d’un tel scénario.
De plus, l’armée chinoise pourrait envahir des petites îles relevant de la souveraineté taïwanaise, comme les îles Matsu ou Kinmen, qui sont totalement indéfendables car situées à seulement quelques kilomètres des côtes chinoises, pour augmenter la pression sur Taipei.
Les analystes américains soulignent que cette stratégie de l’étouffement s’inscrirait dans la continuité d’une politique chinoise qu’ils décrivent comme du “gray-zone warfare” – un conflit de basse intensité, sans déclaration de guerre. Les exercices en cours et les intrusions répétées d’avions de chasse chinois pour tester les défenses taïwanaises font, selon eux, partie intégrante de cette stratégie. Un avantage clef de ce plan – du point de vue chinois – est qu’il transfère la lourde décision d’ouvrir le feu sur les épaules des autorités taïwanaises et américaines.
Multiple PLA aircraft and vessels were detected participating in drills around Taiwan Strait and have crossed the median line. #ROCArmedForces have utilized alert broadcast, aircraft in CAP, patrolling naval vessels, and land-based missile systems in response to this situation. pic.twitter.com/lVpRWCZxhm
— 國防部 Ministry of National Defense, R.O.C. 🇹🇼 (@MoNDefense) August 5, 2022
La principale limite d’une stratégie de l’étouffement est qu’elle ne garantit pas une capitulation taïwanaise. Au contraire, un blocus ou l’attaque d’ilots isolés pourrait galvaniser la volonté de résistance de la population taïwanaise, de son gouvernement, ainsi que de ses alliés occidentaux. Une situation qui pourrait alors précipiter le cauchemar ultime de Pékin : l’indépendance de Taïwan et son intégration dans un traité d’alliance formelle avec les États-Unis et le Japon.
“Choc et effroi” dans le Pacifique… frappes et invasion massive de Taïwan
C’est pourquoi d’autres analystes américains estiment que le plan d’attaque chinois prendrait la forme d’une attaque surprise de l’île, qui viserait notamment à décapiter le gouvernement taïwanais, afin de limiter ses capacités à mobiliser avant un débarquement massif. Une forme revisitée de la campagne “Shock and Awe” (“choc et effroi”) en Irak en 2003, qui avait permis à l’armée américaine de s’emparer de Bagdad en moins de vingt jours.
“Pour parvenir à ses buts, la Chine doit faire fort et brutal (“go big and brutal“) dès le départ. Son plan de guerre pourrait bien inclure une attaque surprise aérienne avec des missiles contre Taïwan et les bases militaires américaines dans le Pacifique, des frappes sur les communications satellitaires (…) et une vague de sabotages et d’assassinats à Taïwan, en prélude à une invasion aéroportée et amphibie massive”, écrit ainsi dans le Wall Street Journal le professeur Hal Brands, spécialiste des relations internationales et coauteur de “Danger Zone : The Coming Conflict with China”. La probabilité d’une telle invasion se renforce, selon lui, au fur et à mesure que les autorités chinoises craignent de perdre définitivement Taïwan.
Les chiffres d’une telle opération donnent le tournis. Les stratèges militaires estiment habituellement qu’il faut un ratio d’au moins trois assaillants pour un défenseur, ce qui impliquerait pour l’armée chinoise de mobiliser 1,2 million d’hommes pour faire face aux 450 000 militaires taïwanais (dont plus de la moitié sont des réservistes).
Cette force d’invasion devrait traverser les 180 kilomètres de mer du détroit de Taïwan sous une pluie de missiles avant d’accoster sur une île dont la topographie – falaises, montagnes, villes densément peuplées – est favorable à des défenseurs retranchés. L’invasion de Taïwan ne “ressemblerait en rien au débarquement du Jour-J” le 6 juin 1944, affirmait ainsi Ian Easton, un directeur de l’institut Projet 2049 et auteur de “The Chinese Invasion Threat : Taiwan’s Defense and American Strategy in Asia”.
Pour assurer l’effort logistique, l’armée chinoise réquisitionnerait alors des centaines de ferrys et des navires civils, qui sont depuis plusieurs années organisés pour être mobilisables comme auxiliaires militaires, selon Thomas Shugart, un ex-officier américain de sous-marin et chercheur au CNAS (Centre pour une nouvelle sécurité américaine).
“Le scénario de l’invasion peut apparaître très risqué”, précise un rapport du Conseil des relations extérieures publié en février 2021. “Mais, du point de vue d’un analyste chinois, la récompense durable serait la résolution définitive de la question de la souveraineté de Taïwan”.
🇹🇼🇨🇳L’invasion de Taïwan serait bien plus périlleuse que celle de l’Ukraine par la Russie.
Il s’agit d’une île défendue par une armée très bien équipée et qui se prépare depuis des décennies à un assaut amphibie de la Chine.
Sans compter un possible soutien 🇺🇸 envers Taipei. pic.twitter.com/AIfYu9OMBQ
— Observatoire Delphi (@ObsDelphi) August 2, 2022