Les États-Unis ont officiellement connu deux trimestres successifs de repli du PIB, ce qui correspond à la définition la plus communément admise d’une récession. Mais pas aux États-Unis où cette décision appartient à huit économistes d’un petit organisme indépendant appelé le Comité de datation des cycles économiques.
Dans la plupart des autres pays, la messe serait dite et le début de la récession actée. Mais pas aux États-Unis. Le PIB de la première puissance économique mondiale a chuté de 0,9 % au deuxième trimestre par rapport à l’an dernier, a annoncé le département du Commerce jeudi 28 juillet. C’est le deuxième trimestre successif de croissance négative aux États-Unis.
Ce serait suffisant en France, par exemple, pour estimer qu’une période de récession a démarré. L’Insee définit un tel retournement de conjoncture comme “un recul du Produit Intérieur Brut (PIB) sur au moins deux trimestres consécutifs”. Idem pour l’OCDE.
Les huit arbitres américains de la récession
En fait, le Japon est le seul autre pays démocratique, hormis les États-Unis, à ne pas suivre cette règle quasi-automatique permettant de dater le début d’une récession. C’est le “gouvernement japonais qui tranche en prenant en compte d’autres facteurs que le PIB comme l’emploi ou la consommation”, indique Jeffrey Frankel, économiste à Harvard, dans une présentation de l’exception américaine en matière de définition des cycles économiques.
Au moins dans l’archipel asiatique, c’est un corps démocratiquement élu et bien identifié par la population qui décide. Rien de tel aux États-Unis où les arbitres de la récession sont huit économistes réunis au sein d’un groupe indépendant appelé le Business Cycle Dating Committee (Comité de datation des cycles économiques).
Pour eux, une récession se définit “par un déclin significatif de l’activité économique qui se propage à tous les étages de l’économie et dure plusieurs mois”. Le PIB n’est que l’un des facteurs pris en compte par ces économistes au même titre que le taux de chômage, le niveau des salaires, ou encore l’investissement.
La pression est actuellement très forte sur ces juges suprêmes du bien-être ou du mal-être économique américain (ce sont aussi eux qui sifflent la fin officielle d’une récession). La récession est, en effet, devenue un sujet politiquement très sensible à Washington.
Un comité qui prend son temps
D’autant plus que les républicains et commentateurs politiques conservateurs crient à la récession sur tous les toits médiatiques possibles afin de pouvoir blâmer le président Joe Biden de la mauvaise fortune du pays. Et entre les mauvais chiffres du PIB, la flambée des prix et le marché de l’immobilier qui tourne au ralenti, ils ont des arguments à avancer.
Mais Joe Biden peut, en toute bonne foi, affirmer que les États-Unis ne sont pas en récession tant que le Business Cycle Dating Committee ne l’a pas décrétée. En attendant le verdict officiel, le gouvernement profite d’ailleurs de ce flou pour assurer que tout ne va pas si mal. Le taux de chômage reste à un niveau historiquement bas et “cela ne fait aucun sens de dire qu’il y a une récession dans ces conditions, surtout que les salaires augmentent aussi”, a affirmé Jerome Powell, le directeur de la Réserve fédérale.
Le Business Cycle Dating Committee est ainsi de plus en plus appelé à la rescousse pour trancher ce débat. Mais il faudra prendre son mal en patience car ce groupe “prend, en moyenne, douze mois pour décider si une récession a eu lieu et quand”, écrit Jeffrey Frankel, qui a siégé plus de 20 ans au sein de ce comité.
Ces économistes avaient ainsi attendu le 1er décembre 2008 pour déclarer qu’une récession avait démarré fin 2007. Entre-temps, Lehman Brother avait mis la clé sous la porte, et la crise financière faisait des ravages dans le monde entier.
Ce comité n’est donc pas pressé, ce qui “peut poser problème quand on sait que les politiques ont parfois besoin d’avoir des estimations rapides pour prendre des décisions”, note la radio publique NPR dans une émission consacrée à ces “arbitres de la récession”.
L’amitié entre un économiste socialiste et un ultralibéral
Leur lenteur s’explique historiquement. L’exception américaine remonte au lendemain de la Première Guerre mondiale et l’amitié improbable entre Nachum Stone, un économiste d’obédience socialiste et Malcolm Rorty, un grand défenseur du libéralisme qui travaillait pour le géant américain des télécom AT&T, raconte le magazine économique américain Forbes. Ces deux-là ne pouvaient s’entendre sur rien qui touchait à l’économie sauf sur un point : les États-Unis devaient se doter d’un organisme capable d’établir quelques faits indiscutables afin de servir de base au débat économique.
C’est ainsi qu’est né en 1920 le National Bureau of Economic Research (NBER), un institut indépendant censé rassembler les esprits les plus brillants de toutes les chapelles économiques afin de dégager des consensus sur des questions pressantes comme le taux de croissance, la mesure de l’emploi, ou encore les récessions.
Près de 60 ans plus tard, en 1978, cet organisme fonde en son sein le Business Cycle Dating Committee dont la tâche, très académique, est de dater avec certitude les différents cycles économiques aux États-Unis.
D’où leur lenteur. “Il y a souvent des révisions du PIB, par exemple”, a affirmé à NPR James Poterba, professeur d’Économie au M.I.T (Massachusetts Institute of Technology), président du NBER et membre du Business Cycle Dating Committee. Par exemple, le Royaume-Uni avait décrété une récession fin 2011 avant de revoir à la hausse, en 2013, la croissance du PIB et se rendre compte qu’il n’y avait finalement pas eu de récession.
Manque de transparence et de mixité
“Je pense que dans l’ensemble notre approche américaine pour fixer l’entrée en récession fonctionne plutôt bien comparée au procédé purement mécanique [de ne retenir que l’indicateur de deux trimestres successifs de repli du PIB]”, affirme James Poterba.
Mais les critiques adressées à ce comité portent moins sur la méthode que sur son fonctionnement ou sa composition. Cet organisme n’est, tout d’abord, pas un exemple de transparence, regrette CNN. Il n’y a pas de calendrier des réunions, de minutes des délibérations et, plus généralement, les membres refusent d’évoquer où ils se réunissent et de quoi ils parlent. “C’est un peu le ‘fight club’ de l’économie”, résume NPR.
Ces huit membres sont aussi tous issus des universités les plus cotées des États-Unis (Harvard, Princeton ou encore Stanford), sont blancs et ont plus de soixante ans. Il n’y a, en outre, que deux femmes et l’une d’elle est l’épouse d’un autre membre. “C’est [intellectuellement] un peu incestueux comme milieu”, reconnaît à CNN Richard Wolff, un économiste qui a étudié à Harvard, Stanford et Yale.
Un manque de mixité sociale ou raciale qui n’est pas sans conséquence sur le travail de ce comité. Lors de leur dernière réunion, en juillet 2021, ces économistes avaient déclaré que la dernière récession – liée à la pandémie de Covid-19 – avait pris fin en avril 2020. Leur raisonnement reposait essentiellement sur un taux de chômage qui était presque revenu à des niveaux d’avant la crise sanitaire.
Mais ce n’était pas le cas pour tous : les Américains les plus pauvres et les minorités étaient encore loin d’avoir regagné leur pouvoir d’achat perdu. “Davantage de diversité dans la composition de ce comité permettrait d’apporter d’autres points de vue et de nuance pour comprendre la santé de notre économie”, estime Valerie Wilson, économiste à l’Economic Policy Institute, interrogée par CNN.