À deux jours du référendum sur la Constitution proposée par le président tunisien Kaïs Saïed, les différentes oppositions se relaient dans les rues de la capitale pour appeler au boycott, dans un climat d’apathie générale. Reportage.
“Kaïs dégage !”, “On refuse la Constitution d’un seul homme” ou encore “Liberté, liberté !”. À deux jours d’un référendum constitutionnel, l’avenue Bourguiba, au centre de Tunis, vit au rythme des manifestations contre l’initiative controversée du président tunisien Kaïs Saïed.
Plus d’un millier de manifestants ont ainsi foulé cette grande artère de la capitale samedi 23 juillet, tandis qu’un rassemblement de 300 personnes avait déjà eu lieu la veille. De taille modeste par rapport aux marées humaines de la révolution de 2011, ces manifestations illustrent deux points-clés de la situation actuelle en Tunisie : une large apathie de la population et une fragmentation persistante de l’opposition politique. Un an après avoir dissous le Parlement, le chef de l’État espère ainsi entériner une nouvelle Constitution qui lui permettra de jouir de vastes prérogatives sans devoir rendre de comptes.
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“Je vais boycotter le référendum du 25 juillet pour ne pas donner la moindre légitimité à ce processus”, affirme Nasser Bejawi, fonctionnaire au ministère des Finances, venu avec une affiche contre la fraude électorale. “Je suis sûr qu’il va y avoir des fraudes, à la fois pour donner une impression de plus forte participation et pour s’assurer que le ‘oui’ à la nouvelle Constitution l’emporte”, ajoute l’homme de 59 ans, qui est également responsable du parti islamo-conservateur Ennahda dans le gouvernorat de Bizerte.
“Je ne vais pas aller voter pour une Constitution écrite par un seul homme. On n’accepte plus d’être dirigé par un dictateur comme Kaïs Saïed”, renchérit Zyneb*, une femme d’âge mur qui affirme manifester “pour la Tunisie, et pas juste pour un parti”.
“J’ai vu que les gens qui ont manifesté hier ont été agressés par la police, on ne peut pas accepter ça”, ajoute t-elle, en évoquant les images virales d’arrestations sur les réseaux sociaux.
En réalité, la manifestation de la veille n’a pas été dispersée à l’initiative des forces de l’ordre. La situation n’a dégénéré que lorsqu’une partie des manifestants a tenté d’enlever les barrières menant au ministère de l’Intérieur.
Mais ces images d’arrestations ont éclipsé la faible mobilisation de la manifestation du 22 juillet, qui était soutenue par la Campagne nationale contre le référendum. Ce mouvement, qui rassemble cinq petites formations politiques et plusieurs organisations de la société civile, refuse d’être associé au parti Ennahda.
L’un des manifestants du 22 juillet brandissait fièrement une pancarte dénonçant simultanément le président tunisien Kaïs Saïed et le chef du parti Ennahda, Rached Ghannouchi.
“Nous refusons le pile ou face de la politique tunisienne, qui nous impose le règne d’un seul homme. C’est ce que Ghannouchi a essayé de faire à travers le Parlement et Kaïs Saïed via sa Constitution”, affirme Hamza Khelifi*, l’homme de 36 ans qui brandit la pancarte. “Il faut que la démarcation soit claire entre nous et les manifestants d’Ennahda, un parti qui a régné pendant dix ans”, conclut-il.
Le ressentiment à l’égard du parti islamo-conservateur alimente donc la fragmentation de l’opposition tunisienne, qui est aujourd’hui divisée en quatre pôles qui refusent de collaborer entre eux : la Campagne nationale contre le référendum (évoquée plus haut), le Front du salut national (FSN), qui comprend plusieurs partis dont Ennahda, ainsi que des personnalités politiques indépendantes, et le Parti destourien libre, un mouvement anti-islamiste qui joue sur la nostalgie de l’ère Ben Ali. Ces trois pôles appellent au boycott du référendum du 25 juillet. Un quatrième parti d’opposition, Afek Tounes, se distingue en appelant à voter contre la nouvelle Constitution.
Opposition fragmentée
De fait, la plupart des opposants anticipent une abstention massive. L’appel au boycott se justifie, selon eux, par la volonté de ne pas donner la moindre once de légitimité à l’accaparement des pouvoirs par le président Kaïs Saïed depuis son coup de force de l’année dernière. En bonus, l’opposition pourrait alors se prévaloir, plus ou moins honnêtement, d’avoir avec elle le premier parti de Tunisie – les apathiques et les abstentionnistes.
“Kaïs Saïed va faire passer sa Constitution avec un taux de participation très faible et un taux d’approbation très élevé. On est habitué à ces trucages de la volonté populaire depuis la nuit des temps”, affirme ainsi Ahmed Néjib Chebbi, un vétéran de la politique tunisienne membre du FSN, lors d’une interview avec France 24 en marge de la manifestation de samedi.
Cet éternel opposant appelle à l’union la plus large possible, en dépassant les clivages politiques des dix dernières années.
“La menace aujourd’hui, c’est Kaïs Saïed, pas Ennahda ! Je suis un des rares hommes politiques à être resté dans l’opposition à Ennahda ces dix dernières années. C’est effectivement une formation idéologique qui a essayé d’infiltrer l’État, mais pendant ces dix ans, personne n’a été interdit de voyager, aucune réunion interdite, et pas une liberté fondamentale entravée, justement parce que les contrepoids de la Constitution de 2014 ont bien fonctionné. Ennahda était sur le point d’être battu, il fallait juste attendre les prochaines élections”, martèle Ahmed Néjib Chebbi.
“Aujourd’hui, la seule voie de sortie serait un dialogue national inclusif, qui charge un gouvernement de salut public d’organiser des élections présidentielles et législatives anticipées”, conclut le vétéran de la scène politique. “Sinon, c’est le chaos… plus rien n’est à exclure en Tunisie !”
*Les noms ont été changés à la demande des personnes interviewées.