Un certain nombre de journaux indépendants algériens, le quotidien francophone El Watan en tête, traversent une période de crise accentuée par des pressions politiques et économiques qui menacent, à terme, leur existence. Une situation qui suscite des interrogations sur l’avenir des médias en Algérie, et plus largement, sur la liberté de la presse dans le pays.
La presse indépendante algérienne fait face à une crise existentielle. De nombreux titres, créés au moment de l’ouverture du paysage médiatique au secteur privé à la fin des années 1980 ont été contraints de cesser de paraître ces dernières décennies. Ce fut le cas du quotidien francophone “Le Matin” en 2004, ou encore de l’un des fleurons de la presse indépendante, “Liberté”, qui a mis la clé sous la porte en avril dernier. Des raisons “financières et économiques” ont eu raison du quotidien qui appartenait au richissime homme d’affaires Issad Rebrab.
Des salariés de “Liberté” ont bien tenté de racheter le titre, mais Issad Rebrab a rejeté cette option pour des raisons qualifiées par certains de “politiques”.
Deux mois plus tard, alors que le choc de la liquidation de “Liberté” n’est toujours pas absorbé, une nouvelle secousse vient ébranler le monde du journalisme algérien. Privé de manne publicitaire, le prestigieux quotidien francophone El Watan, apparu en Algérie en 1990, se retrouve lui aussi en grande difficulté.
Ses rentrées financières se sont sensiblement réduites depuis l’Agence nationale d’édition et de publicité (Anep), le distributeur de la publicité d’État, a rompu unilatéralement son contrat, sous la présidence d’Abdelaziz Bouteflika. Au même moment, le journal avait décidé de ne pas soutenir un quatrième mandat du président.
Les autorités avaient alors fait pression sur les entreprises publiques et privées – algériennes ou étrangères – pour qu’elles n’achètent pas d’espaces publicitaires dans les pages du quotidien francophone en raison de sa ligne éditoriale “indépendante”. Au point de se diriger, petit à petit, vers une fermeture d’El Watan.
Grève cyclique après plusieurs mois sans salaire
Face à une telle perspective, les salariés du quotidien ont décidé d’une grève cyclique de deux jours, les 13 et 14 juillet pour commencer, afin de protester contre “le non-paiement des salaires” depuis plusieurs mois.
Dans un article publié mardi 12 juillet en une du journal, le conseil d’administration d’El Watan a tiré la sonnette d’alarme sur la situation financière du titre fondé par un collectif de journalistes. “Pour les 150 employés, la situation sociale est devenue critique et a dépassé le seuil de tolérance, d’autant que les horizons sont bouchés pour espérer une issue à l’étranglement financier que subit l’entreprise”, a-t-il prévenu.
Le conseil d’administration a également critiqué la décision de l’administration fiscale et du Crédit Populaire d’Algérie (CPA) “de geler les comptes de la société malgré les tentatives continues pour trouver une solution au problème”, non sans préciser que “les nombreux appels en direction des pouvoirs publics sont restés vains”.
L’administration fiscale et la banque algérienne lui réclament le paiement des arriérés de la dette fiscale remontant à la période de la pandémie, lorsque le pouvoir avait permis aux entreprises de différer le paiement de leurs impôts.
Contacté par France 24, un journaliste de la rédaction d’El Watan, qui préfère garder l’anonymat, décrit une “une atmosphère de tristesse dans les couloirs du journal”. Et d’ajouter : “Tous les scénarios nous sont venus à l’esprit pour imaginer la fin d’un ancien journal comme le nôtre, sauf celui d’une fermeture pour raisons financières”.
Il confie que “les journalistes comprennent parfaitement la situation et ont accepté de ne pas recevoir leur salaire depuis cinq mois, mais leur patience a des limites.” Le même journaliste se montre critique envers les propriétaires du quotidien, soulignant que “pendant des années, leur mauvaise gestion a conduit à une accumulation de dettes”.
La direction dénonce l’administration fiscale
“Les journalistes et les employés d’El Watan se sont mis en grève sans conviction parce qu’ils aiment ce quotidien et y travaillent depuis des années, poursuit-il. Mais après une longue attente, ses propriétaires n’ont pas cherché à résoudre la crise, alors ils ont décidé d’arrêter le travail”
D’autres initiatives seront prises à partir de la semaine prochaine en cas de non-paiement des salaires, a-t-il prévenu.
El Watan ne paraîtra pas demain et après demain, en raison d’un mouvement de grève cyclique, en signe de protestation contre le non paiement de leurs salaires depuis 4 mois. Communiqué du syndicat d’entreprise. pic.twitter.com/QAW20QuSAb
— Salima Tlemçani (@tlemcani_salima) July 12, 2022
Dans un communiqué diffusé le 12 juillet sur les réseaux sociaux, la branche syndicale du journal souligne que les salariés “constatent avec regret qu’en plus de son incapacité à trouver une issue à la crise, la Direction ne propose aucun dialogue sérieux au partenaire social”.
Mohamed Tahar Messaoudi, l’actuel directeur du journal, a expliqué au site Middle East Eye que “c’est l’administration fiscale qui a refusé de donner un délai pour payer les impôts et les dettes”. Ce qui a aggravé la situation, selon lui, c’est “le refus de la banque de l’entreprise de prêter au journal suffisamment d’argent pour payer les salaires des employés”.
Qualifiant la décision de la banque d'”injustifiée” car le journal “détenait encore des actifs financiers qui pourraient lui permettre de payer ses dettes”, Mohamed Tahar Messaoudi a appelé les grévistes à “ouvrir un dialogue constructif avec l’administration”.
“La liberté de la presse est confrontée à de nombreuses lignes rouges”
Après la chute du régime d’Abdelaziz Bouteflika en 2019, les patrons d’El Watan ont poussé un soupir de soulagement et espéré le retour de la manne publicitaire. Sauf qu’un article accusant de corruption les fils du général Ahmed Gaïd Salah, pilier du système alors au pouvoir en Algérie, a mis fin au rêve de relancer le journal et de le sortir de son agonie financière, selon le site Middle East Eye.
Si la situation d’El Watan est très préoccupante, d’autres médias sont également menacés d’extinction. Plusieurs associations de défense des droits de l’Homme et de la liberté de la presse, comme Reporters sans frontières (RSF), n’ont de cesse de tirer la sonnette d’alarme sur la situation des médias en Algérie, où “le paysage médiatique n’a jamais été aussi détérioré.”
RSF écrit sur la page de son site dédiée à l’Algérie que “le secteur privé souffre depuis 2019, et plusieurs médias et chaînes de télévision ont dû fermer, notamment car les organes de presse sont privés de publicité”. Par ailleurs, les subventions d’État ne sont octroyées qu’aux médias publics ou aux médias privés proches du régime, rappelle l’ONG.
Même “la liberté de la presse est confrontée à de nombreuses lignes rouges” selon elle, puisque “le simple fait d’évoquer la corruption et la répression des manifestations peut valoir aux journalistes menaces et interpellations”.