Le président tunisien Kaïs Saïed doit présenter son projet de réforme constitutionnelle, à quelques jours du début de la campagne. Le nouveau texte sera soumis à un vote référendaire le 25 juillet. Un collectif de juristes internationaux a vivement critiqué le processus de cette réforme, qui cristallise les craintes d’un enracinement d’un régime autocratique.
Illégal, illégitime, et manquant de transparence. C’est le verdict de la Commission internationale des juristes (CIJ), une organisation internationale militant pour l’État de droit et composée de dizaines de juges et d’avocats, sur le processus de réforme constitutionnelle lancée par les autorités tunisiennes. Dans un document publié mercredi 29 juin, l’ONG basée à Genève appelle le gouvernement tunisien à retirer ce projet de Constitution, qui ancrerait le pays dans un régime présidentialiste.
“Cette réforme constitutionnelle vise à codifier l’autoritarisme qui existe depuis déjà un an”, déclare Saïd Benerbia, directeur du programme Afrique du Nord et Moyen-Orient de la CIJ, faisant référence à la suspension de l’ordre constitutionnel par Kaïs Saïed depuis le 25 juillet 2021. “Les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire ne sont pas reconnus comme pouvoirs séparés, mais comme simples fonctions”, poursuit-il.
Présidentialisation du régime
La séparation de ces trois pouvoirs, théorisée au XVIIIe siècle pour contrer l’absolutisme royal, est un principe cardinal des démocraties modernes. Kaïs Saïed a suspendu le pouvoir législatif en envoyant des militaires bloquer le Parlement le 25 juillet dernier. Le poste de Premier ministre a ensuite été vidé de sa substance, concentrant le pouvoir exécutif dans les mains du président. Quant au pouvoir judiciaire, il a subi plusieurs coups de butoirs, de la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature au récent limogeage de 57 juges par simple décret présidentiel.
Le président tunisien a justifié chacune de ses décisions par la volonté de rendre le pouvoir au peuple, lutter contre la corruption et l’incompétence politique. La tenue d’un référendum constitutionnel le 25 juillet 2022, puis d’élections à la fin de l’année, sont la preuve, selon les soutiens de Kaïs Saïed, que la Tunisie est encore une démocratie.
Garde-fous en péril
Kaïs Saïed, ancien professeur de droit constitutionnel, a plusieurs fois exprimé sa vision idéale d’une démocratie “de Carthage aux villages”, fondée sur un lien direct entre des assemblées locales avec un pouvoir présidentiel fort. Selon son projet de réforme, les corps intermédiaires et le Parlement national seraient réduits à la portion congrue, dénoncent les experts. Les garde-fous mis en place par la Constitution de 2014 pour empêcher toute dérive dictatoriale – autorités indépendantes sur l’organisation des élections, les médias ou la justice – risqueraient de devenir des coquilles vides sans aucun pouvoir réel.
“Les garde-fous ont déjà été vidés de leurs substance par la pratique du pouvoir de Kaïs Saïed. Il en a complètement révisé les modes de nominations pour en faire des instances totalement soumis à la volonté présidentielle (…) Il va tout faire pour que le président soit prédominant dans le choix des personnes qui siégeront dans ces instances dites indépendantes”, affirme Vincent Geisser, chercheur à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam).
Les valeurs conservatrices du président Kaïs Saïed sur l’ordre moral et les sujets de société comme l’inégalité homme / femme devant l’héritage ou l’homosexualité devraient être reflétées à travers des formulations ambivalentes, comme celle sur le rôle de islam. Le président tunisien a déclaré le 21 juin dernier que l’islam ne serait pas mentionné comme religion d’État dans la prochaine Constitution, mais qu’il y aurait un texte confirmant l’appartenance de la Tunisie “à une Oumma [nation]dont la religion est l’islam”.
Une façon “d’enlever l’islam par la porte pour le réintroduire par les fenêtres”, relève Vincent Geisser, qui s’attend à ce que la vision conservatrice du président et ses références religieuses soient présentes dans plusieurs articles de la future Loi fondamentale.
“Illégitime”
Au-delà du contenu de ce projet de réforme, la CIJ déplore un processus mené au pas de charge. L’absence de réelles concertations avant, pendant, et après la rédaction du projet de nouvelle Constitution remet en cause, selon elle, la légitimité démocratique de l’ensemble.
L’initiative présidentielle s’est notamment heurtée au refus de participer de nombreux doyens de facultés de droit, ainsi qu’à l’opposition de la puissante centrale syndicale UGTT. Cette dernière a qualifié début juin le processus de “poudre aux yeux et dépourvu de toute notion participative”. “Nous n’avons été consultés ni directement ni indirectement lors de la préparation et de l’élaboration de ce programme”, a renchéri Slaheddine Selmi, secrétaire général adjoint du puissant syndicat, tandis que l’UGTT rappelait son rejet de principe à l’accaparement du pouvoir par une seule personne.
La faible participation des Tunisiens à la consultation électronique lancée au printemps, avec l’expression de seulement 5,9 % des électeurs inscrits, n’a pas été compensée par des discussions transparentes avec des représentants de la société civile ou des forces politiques.
La CIJ dénonce un processus purement et simplement illégal, car non-conforme aux règles de réforme édictées par la Constitution de 2014. Cette dernière, marquant la rupture avec l’ère Ben Ali, avait établi un régime parlementaire avec de nombreux garde-fous, justement pour éviter le retour d’un homme fort à la tête du pays.
“Un bout de papier”
La présentation du projet final de Constitution sera suivie d’une campagne entre le 3 juillet et le 25 juillet, jour du référendum. Plusieurs partis politiques et organisations de la société civile ont marqué leur opposition en appelant à un boycott du scrutin. Le désenchantement d’une grande partie des Tunisiens après une année de soubresauts politiques et de dégradations économiques pourrait également favoriser l’abstention.
“Il n’y a pas de quorum [seuil de participation] pour adopter cette Constitution, ça pourrait passer même si seulement 2000 personnes participent au vote (…) Si le gouvernement passe en force, ça va perpétuer la crise institutionnelle en Tunisie”, souligne Saïd Benerbia, de la CIJ.
“Cette Constitution ne sera qu’un bout de papier comparé à la pratique du pouvoir qui est de plus en plus autoritaire, personnalisé et présidentialisé”, renchérit le chercheur Vincent Geisser. “Ce n’est pas de l’adoption de cette Constitution que dépendra la capacité de ce régime à survivre – ce texte sera un symptôme du régime, mais pas son fondement”.