La décision de la Cour suprême des États-Unis d’enterrer le droit fédéral à l’avortement pourrait ouvrir la voie à d’autres reculs des libertés publiques comme l’accès à la contraception, le mariage gay et même les relations sexuelles entre personnes de même sexe.
Et si ce n’était qu’un début ? Après la remise en cause, vendredi 24 juin, de l’arrêt Roe vs Wade qui, depuis 1973, accordait aux Américaines le droit d’avorter dans tout le pays, les juges de la Cour suprême pourraient continuer leur croisade conservatrice en s’attaquant à l’accès à la contraception ou encore aux droits des personnes LGBT+.
C’est le juge le plus conservateur de l’institution, Clarence Thomas, qui a ravivé les craintes du camp progressiste aux États-Unis. Le magistrat réputé pour sa radicalité a en effet indiqué vouloir revenir sur d’autres décisions historiques dans un argumentaire personnel accompagnant l’arbitrage de vendredi.
Dans le viseur du juge nommé à vie par George Bush père, l’arrêt Griswold vs Connecticut de 1965, qui consacre l’accès à la contraception pour les couples mariés ; l’arrêt Lawrence vs Texas de 2003, qui a rendu illégales les lois réprimant les rapports sexuels entre deux personnes du même sexe ou encore l’arrêt Obergefell vs Hodges de 2015, qui a autorisé le mariage homosexuel, cible numéro un de la droite religieuse américaine.
“Une fois de plus, le juge Thomas a été clair : il pense que certains ont moins de droits que d’autres et ne méritent pas de s’engager auprès de la personne qu’ils aiment”, a estimé auprès du New York Times Jim Obergefell, militant des droits civiques et principal demandeur dans l’affaire de 2015 qui a légalisé le mariage gay.
Pour remettre en cause les droits des personnes homosexuelles, les juges pourraient avancer des arguments similaires à ceux utilisés pour enterrer Roe vs Wade. À commencer par le fait que la Constitution ne mentionne pas spécifiquement ces droits. “La Constitution ne fait aucune référence à l’avortement et aucun de ses articles ne protège implicitement ce droit”, écrit le juge conservateur Samuel Alito dans la décision rendue vendredi, tout comme le droit de se marier pour deux personnes du même sexe.
Affaiblissement du respect de la vie privée
À l’image de Roe vs Wade, les arrêts cités dans son argumentaire par le juge Thomas “entretiennent des liens très forts avec les concepts de vie privée, d’autonomie et de liberté”, note le professeur de droit à l’Université du Colorado et spécialiste des droits des personnes LGBT+ Scott Skinner-Thompson. Selon lui, la décision de vendredi ouvre la voie à l’affaiblissement du droit à l’autonomie corporelle et “pourrait avoir des conséquences dommageables pour les personnes queers ou transsexuelles, notamment pour celles et ceux qui veulent subir une intervention chirurgicale” dans le cadre d’une transition.
A contrario, “la majorité conservatrice accorde une importance primordiale à la liberté religieuse”, explique Simon Grivet, professeur d’histoire et de civilisation des États-Unis à l’université de Lille. “On l’a encore vu lundi avec la décision de la Cour, qui a donné gain de cause à un entraîneur de football qui voulait prier sur le terrain après les matches alors qu’il avait été licencié.”
En 2020, la Cour suprême avait également refusé de s’emparer du cas d’un greffier du Kentucky qui s’opposait à la délivrance d’actes de mariage à des couples gay au nom de la liberté religieuse. Les juges Clarence Thomas et Samuel Alito avaient expliqué que l’arrêt Obergefell vs Hodges représentait “une menace pour la liberté religieuse de nombreux Américains qui pensent que le mariage est une union sacrée entre un homme et une femme”.
Pour le moment, le temple du droit américain se veut rassurant et écrit noir sur blanc que les précédentes jurisprudences sans lien avec l’avortement ne sont pas remises en cause. “Les autres juges conservateurs précisent que la décision de vendredi est radicale parce qu’elle porte spécifiquement sur l’avortement qui concerne la vie du fœtus et l’existence prénatale”, détaille Simon Grivet.
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L’argumentaire du juge Thomas ne représenterait donc l’avis que d’un seul juge sur les neuf – dont six conservateurs – qui composent la Cour suprême. “Je ne pense pas que la Cour telle qu’elle est constituée puisse remettre en cause le mariage gay”, assure Scott Skinner-Thompson, “notamment parce que le juge conservateur Brett Kavanaugh a affirmé que la fin du droit fédéral à l’avortement ne menaçait pas d’autres droits”.
“Un nouveau front” pour la communauté LGBT+
Cependant, le profond remaniement de la haute juridiction opéré sous la présidence de Donald Trump, qui a nommé trois juges durant son mandat, fait craindre le pire à certains juristes et associations, qui s’inquiètent depuis plusieurs mois d’un climat anti-LGBT+ dans certains États conservateurs.
Selon l’ACLU, la plus grande association américaine de défense des libertés civiles, la décision de la Cour suprême ne fait qu’ouvrir “un nouveau front dans la guerre sans merci menée contre la communauté LGBT+”.
Le gouverneur texan Greg Abbott a par exemple ordonné fin février aux agences d’État d’enquêter sur les parcours de transition des mineurs, afin de criminaliser les parents accompagnant leurs enfants dans une transition de genre. Un mois plus tard, c’est un autre gouverneur républicain, Ron DeSantis, qui signait une loi interdisant d’enseigner des sujets en lien avec l’orientation sexuelle ou l’identité de genre dans les écoles primaires de Floride.
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Les trois juges libéraux de la Cour suprême ont eux-mêmes mis en garde contre une prochaine salve d’atteintes aux droits de la population américaine. “Nous ne pouvons pas comprendre comment quiconque peut être confiant dans le fait que la décision d’aujourd’hui sera la dernière de ce genre”, ont écrit les juges minoritaires.
Selon un sondage publié ce week-end par CBS, 57 % des Américains estiment que la Cour suprême pourrait désormais s’attaquer au mariage homosexuel et à l’accès à la contraception.
“Cela paraît peu probable à court terme car ce genre de décision prend beaucoup de temps”, explique Simon Grivet. “Mais on peut imaginer que dans cinq ou dix ans, un État revienne sur la question du mariage pour tous et crée un contentieux avec l’espoir de le faire remonter à la Cour suprême.”