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Avortement : juridiquement, la Cour suprême fait revenir les États-Unis “au début du XXe siècle”

La Cour suprême américaine a mis un terme, vendredi, à la protection fédérale du droit à l’avortement aux États-Unis. Un tremblement de terre juridique qui a été rendu possible par la nomination de trois juges conservateurs sous Donald Trump. L’arrêt, qu’il sera très difficile de contester, pourrait ouvrir d’autres remises en cause juridiques dans la sphère de la vie privée. 

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Ce sont 213 pages qui signent un retour en arrière des États-Unis en matière de droits des femmes. Avec l’arrêt Dobbs vs Jackson Women’s Health Organization, la Cour suprême a rendu vendredi 24 juin la liberté aux 50 États américains d’interdire l’avortement sur leur territoire. L’arrêt Roe vs Wade de 1973, qui offrait une protection fédérale aux femmes ayant recours à l’IVG partout aux États-Unis, a vécu.

Ce revirement, annoncé depuis plusieurs semaines, a été rendu possible par la nomination de trois juges conservateurs – Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett – sous la présidence de Donald Trump (2016-2020), portant leur total à six des neuf juges, dont le président Roberts, qui peuvent faire basculer un vote.

>> À lire aussi : États-Unis : le choix d’Amy Coney Barrett à la Cour suprême pèse lourdement sur le droit à l’avortement

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“Le basculement induit par les trois juges installés par Trump est net”, explique Corentin Sellin, professeur agrégé d’histoire. Le spécialiste des États-Unis pointe sur Twitter “l’hypocrisie du juge en chef Roberts”, mais aussi son “impuissance” : “(Il a été) dépossédé de la direction de la Cour suprême par des encore plus conservateurs que lui, qui ne s’encombrent plus de demi-mesure, de faux-semblants.”


Pour le camp républicain, le temps était venu de tourner la page de Roe vs Wade. “Depuis 1970, les conservateurs estiment que la Cour suprême avait outrepassé ses prérogatives avec cette décision”, rappelait en mai dernier Jean-Éric Branaa, maître de conférences à l’université Panthéon-Assas et spécialiste de la politique et de la société américaines.

Un tremblement de terre juridique 

“La Constitution ne fait aucune référence à l’avortement et aucun de ses articles ne protège implicitement ce droit”, a écrit le juge conservateur Samuel Alito dans l’arrêt publié vendredi. “Il est temps de rendre la question de l’avortement aux représentants élus du peuple” dans les parlements locaux. 

Les trois magistrats progressistes se sont dissociés de la majorité qui, selon eux, “met en danger d’autres droits à la vie privée, comme la contraception et les mariages homosexuels”, une inquiétude ravivée par les appels d’un des juges conservateurs, Clarence Thomas, à rouvrir ces dossiers. La majorité “s’est émancipée de son obligation d’appliquer la loi de manière honnête et impartiale”, dénoncent-ils dans un texte au ton acéré. 

Début mai, la fuite d’une ébauche de la décision des juges de la Cour suprême avait déjà mis le feu aux poudres. Révélé par le site Politico, ce premier jet rédigé – là aussi – par le juge Samuel Alito faisait dire à Emma Long, politologue et spécialiste de l’histoire de la Cour suprême américaine à l’université d’East Anglia (Norwich) : “Les perspectives sont très sombres pour les militants du droit à l’avortement.” 

“Ce n’est pas seulement un retour à l’avant 1973 qui se dessine. Cette décision a le potentiel de marquer un retour à la situation juridique du début du XXe siècle”, estimait, quant à lui, Jacob Maillet, spécialiste du droit constitutionnel nord-américain et professeur à l’université Paris Descartes.

>> À lire aussi : Au Texas, il est désormais presque impossible d’avorter

Cette première version du jugement était déjà le résultat d’un vote en interne des neuf juges pour savoir dans quel sens la Cour suprême allait trancher une affaire. Surtout, elle contenait déjà la justification juridique de la remise en cause du droit à l’avortement. 

Concernant une loi de 2018 du Mississippi limitant le recours à l’IVG, il a été expressément demandé aux juges de revenir sur l’arrêt Roe vs Wade. “C’est exactement ce que cette première mouture de la décision fait : elle annule ce précédent et affirme que le droit à l’avortement n’est pas protégé par la Constitution”, résumait Jacob Maillet. 

Ce qui inquiétait d’autant plus le camp progressiste, c’est que cette décision “s’appuie sur des arguments solides”, affirmait Jean-Éric Branaa. Les magistrats conservateurs avaient adopté une interprétation dite “originaliste” de la Constitution pour rejeter Roe vs Wade. Une approche qui consiste à coller au plus près du texte de la Constitution et de la signification que les pères fondateurs des États-Unis ont voulu lui donner. Et dans cette optique, la Cour suprême a estimé “que le droit constitutionnel à la vie privée ne couvre pas le droit à l’avortement comme cela avait été décidé dans Roe vs Wade”, notait Éric Branaa. 

“Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que pour les Américains, et encore plus les ‘originalistes’, un droit protégé par la Constitution est sacré, voire quasi divin. Et l’idée que le droit à l’avortement puisse être quasi divin a toujours eu du mal à être accepté aux États-Unis”, expliquait Jacob Maillet. 

Cet arrêt de la Cour suprême pour les militants du droit à l’avortement sonne donc aussi comme le triomphe du courant “originaliste” au détriment de ceux qui, comme à l’époque de Roe vs Wade, estiment que la Constitution est “un texte vivant qui doit être interprété en tenant compte de l’évolution de la société”, expliquait en mai Jean-Éric Branaa.

Le droit à l’avortement et au-delà 

Un autre argument des “originalistes”, invoqué dans le premier jet de la décision mettant fin à Roe vs Wade, a été de dire que tout ce qui n’est pas expressément cité dans la Constitution comme relevant de la compétence fédérale est du ressort des États. Roe vs Wade avait donc tort de soustraire la question de l’IVG à la compétence des États. 

Une logique qui “ouvre tout un champ des possibles aux conservateurs”, estimait alors Jean-Éric Branaa. Dans son histoire récente, la Cour suprême a eu recours au même grand principe du respect de la vie privée pour juger qu’il était illégal de criminaliser l’homosexualité (2003), pour reconnaître le mariage homosexuel (2015), et protéger le droit à la contraception (1965) ou même accorder un droit à la pornographie (1969).


Autant d’acquis qui pourraient être désormais remis en cause. La Cour suprême pourrait décider de remettre tous ces sujets entre les mains des gouverneurs d’États. Les États-Unis reviendraient ainsi à la situation du début du XXe siècle quand la carte juridique américaine était un “patchwork où chaque État faisait un peu comme bon lui semblait”, rappelle Emma Long. Mais pour cette experte, “le combat tourne pour l’instant autour du droit à l’avortement. Personne ne dit que les conservateurs vont ensuite s’attaquer aux autres sujets”. 

Plusieurs États n’ont pas perdu de temps : en quelques heures, vendredi, au moins sept d’entre eux – dont le Missouri, la Louisiane ou encore l’Alabama – ont rendu immédiatement tout avortement illégal.

Difficulté de sauver le droit à l’avortement 

D’autres États progressistes – dont la Californie, New York ou encore l’Oregon – se sont au contraire rapidement engagés à défendre l’accès aux IVG sur leur territoire. “Les gouverneurs de Californie, de l’Oregon et de Washington ont publié (vendredi) un engagement pour défendre l’accès aux soins de santé reproductive, y compris l’avortement et les contraceptifs, et se sont engagés à protéger patientes et médecins contre les tentatives d’autres États d’exporter leur interdiction de l’avortement vers nos États”, ont-ils déclaré dans un communiqué commun.

Depuis plusieurs semaines, les libéraux (la gauche politique américaine) débattent fiévreusement des meilleurs moyens de sauver le droit à l’avortement

L’une des idées principales serait d’amender la Constitution pour y inscrire la protection du droit à l’avortement. “C’est techniquement envisageable mais politiquement impossible”, résumait en mai Emma Long. Il faudrait, en effet, une majorité des deux tiers dans les deux chambres du Congrès… ce qui est déjà peu probable. 

Tout amendement à la Constitution nécessiterait en outre d’être ratifié par trois quart des États. “Déjà que les États-Unis ont échoué à faire ratifier un amendement qui reconnaîtrait l’égalité entre les hommes et les femmes, je ne vois pas comment ils réussiraient pour un sujet qui divise beaucoup plus l’opinion”, soulignait Jacob Maillet. 

À défaut d’amendement, l’administration Biden pourrait faire adopter une loi fédérale obligeant, par exemple, les États à garantir l’accès à des centres d’avortement. Mais “une telle loi risque de ne jamais être appliquée dans les États conservateurs et je ne pense pas que Joe Biden ait le soutien politique populaire nécessaire pour engager un bras de fer sur cette question”, résumait Emma Long.

Joe Biden a demandé, vendredi, à ses compatriotes de poursuivre le combat de manière “pacifique”, et surtout de défendre “dans les urnes” le droit à l’avortement et toutes les autres “libertés personnelles” à l’approche des législatives de mi-mandat qui doivent se dérouler en novembre prochain – et qui s’annoncent difficiles pour le camp démocrate. 

Le président américain a promis de faire “tout ce qui est en (son) pouvoir”, par voie de décrets et décisions réglementaires, pour maintenir un accès à l’IVG. Il s’est en particulier engagé à protéger le droit des Américaines à voyager pour se rendre dans un État où l’avortement reste légal, ainsi que l’accès aux pilules abortives, utilisées en tout début de grossesse.

Mais il a reconnu que sa marge de manœuvre était réduite, et que seul le Congrès américain pouvait rétablir le droit à l’avortement remis en cause par la Cour suprême.

Cet article est une mise à jour d’une publication du 3 mai 2022. Cliquez ici pour lire l’article original.

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