Au dernier jour des plaidoiries de la défense au procès des attentats de Paris, devant une salle comble, les avocats du principal accusé, Salah Abdeslam, ont récusé à la barre la perpétuité incompressible requise par le parquet. Morceaux choisis.
Salah Abdeslam échappera-t-il à la prison à perpétuité incompressible requise par le parquet ? C’est en tout cas ce qu’ont tenté de plaider les deux avocats de l’unique rescapé des attentats du 13-Novembre, Mes Olivia Ronen et Martin Vettes, vendredi 24 juin. “Notre tâche est douloureuse […], elle peut être difficile à supporter quand on souffre déjà autant. Mais elle est indispensable. Elle l’est d’autant plus que Salah Abdeslam a fait le choix de ne pas parler pendant six ans”, assène Me Vettes sous le regard attentif de l’accusé, masque chirurgical sur le visage et tee-shirt blanc près du corps.
Et le juriste de poursuivre : “J’espère que votre intime conviction n’est pas déjà faite. Est-ce qu’un jour cet homme pourra revenir dans la société ou est-il définitivement perdu ? […] Beaucoup sont arrivés avec des certitudes, sauf que notre travail est d’ébranler ces certitudes. Le parquet fait porter des accusations lourdes, très lourdes, trop lourdes.”
“Il n’est pas quelqu’un de violent”
L’avocat déplore d’abord que Salah Abdeslam ait été jugé “soit comme un barbare en soif de sang, soit comme un fanatique en rupture avec nos valeurs”. Car il “ne rentre dans aucune de ces deux cases. Il n’est pas quelqu’un de violent.”
La défense interroge ensuite : est-il lâche, comme certains ont pu l’avancer ? “Il s’est présenté presque tous les jours aux audiences. S’il avait été lâche, il serait resté dans la souricière. Salah Abdeslam a emporté tous les témoignages des victimes, soyez-en certains. Il n’a pas toujours réagi comme on l’attendait. Je comprends que ses phrases indignent, [avec] ses mots désastreux, ses sorties sans filtre imprévues.”
Certes, “Salah Abdeslam n’est pas bon communicant. Les médias se sont régalés de ses propos pour entretenir la figure du diable.” Mais pour Me Vettes, au fil des audiences, “Salah Abdeslam a montré son vrai visage. Évidemment, on ne va pas lui remettre une médaille parce qu’il a écouté les victimes. Mais peut-on reconnaître qu’il n’est pas agréable de recevoir les paroles de victimes tous les jours ?” Une chose est sûre pour la défense, “les victimes ont eu leur part indiscutable dans l’évolution de Salah Abdeslam à l’audience”.
“Ses larmes n’étaient en aucun cas une stratégie de défense”
Martin Vettes en veut pour preuves “les excuses et les larmes œcuméniques à l’égard de tous les témoignages des victimes. Assis dans le box, il a reçu ces paroles pour lui. Il n’a pas fini de se rappeler de ces dépositions. Ses larmes n’étaient en aucun cas une stratégie de défense. Elles n’étaient ni prévues, ni demandées.”
Après avoir tenté de justifier les malheureuses prises de parole de l’accusé, son avocat s’emploie ensuite à minimiser l’importance de son implication dans l’organisation État islamique. Non, Salah Abdeslam ne savait pas tout du projet, peu de gens en connaissaient les détails. Ça s’appelle le cloisonnement. Je sais que c’est devenu une tarte à la crème, mais ça existe.”
Puis le magistrat revient sur la radicalisation de son client : “Le passage en prison n’est pas un point de bascule.” Il ne s’est pas non plus radicalisé aux Béguines, bar de Molenbeek dont certains voudraient faire une “centrifugeuse de terroristes, un incubateur à jihadistes, et même la pointe avancée de l’État islamique en Europe”, ironise l’avocat.
“Mais alors où s’est-il radicalisé ?”, questionne la défense. C’est dans la chambre de son frère Brahim que se trouve “la genèse, la matrice de sa radicalisation”, poursuit Me Vettes. La défense dépeint la scène d’un Salah Abdeslam entrant dans la chambre de son frère alors que celui-ci est en train de visionner une vidéo de propagande de l’État islamique, conçue pour susciter l’envie d’agir des jeunes gens. Il y voit des civils se faire tuer en Syrie, est d’abord silencieux puis adhère à l’État islamique, pensant faire le bien, raconte l’avocat. “Ce n’est pas un sociopathe, ce n’est pas un illuminé. Il est tout à fait de son époque. Il s’indigne, comme tous les jeunes de son âge”, explique Me Vettes, faisant allusion au célèbre livre “Indignez-vous” de Stéphane Hessel.
“Lui n’a pris aucune kalachnikov, n’a tiré sur personne”
Le silence longuement entretenu par Salah Abdeslam “n’a pas facilité l’orientation de ce dossier. En ne parlant pas des morts, en prenant tous les crimes pour lui. Alors que lui n’a pris aucune kalachnikov, n’a tiré sur personne. Il va peut-être payer pour eux aussi”, plaide Martin Vettes.
“Certains nous mettent en garde de nous tenir à distance avec Salah Abdeslam. Mais on n’a pas envie de le défendre de loin, ni de haut comme s’il était un moins que rien, un attardé. De la distance, il y en a déjà suffisamment dans la société. L’accusation vous demande de la rendre infranchissable à vie. Notre rôle d’avocats consiste à réduire ces écarts. On ne juge pas des animaux, des diables, mais des humains, même si c’est difficile à entendre.”
Pour juger et bien juger, “il faut beaucoup de courage”, conclut Me Vettes. Vous ne devez pas juger en fonction de la souffrance abyssale des victimes. […] Je vous demande de faire l’effort de vous poser une question : est-ce que la peine nous rendra meilleurs ? Il nous faut retrouver l’équilibre après le chaos. Oui, nous avons eu un beau procès dans une salle magnifique mais tout ce décorum est accessoire. Quel que soit l’écrin, la justice n’est belle que lorsqu’elle est bien rendue.”
Suspension de séance avant la plaidoirie d’Olivia Ronen.
“Je ne vous demande pas du courage, je vous demande d’appliquer le droit”
“Vous pourrez penser que tout a été dit, poursuit à son tour Me Olivia Ronen, au jean déchiré sous sa robe noire. Mais il reste encore quelques mots à ajouter. […] Ce fût une audience bouleversante, complète et rageante. […] Personne dans cette salle n’en est sorti indemne. Nous avons tous éprouvé cette douleur.”
Dans son propos liminaire, l’avocate explique comment l’accusé s’est engagé tardivement dans les rangs du groupe État islamique, une chose en entraînant une autre. “S’est-il senti piégé ? Je n’aime pas ce terme, m’a-t-il confié. Je ne veux pas passer pour une victime. Les choses se sont faites petit à petit”.
De toute évidence, “si son client est toujours de ce monde aujourd’hui, manifestement, c’est par choix”, avance Olivia Ronen. Elle regrette notamment que “le seul survivant” puisse prendre pour les autres. “Ce que le parquet est en train de mettre en place, ce n’est pas sanctionner Salah Abdeslam sur ce qu’il a fait ou pas, mais comme un symbole”.
Elle tente ensuite de lui éviter l’incompressibilité de sa peine en évoquant les conditions carcérales des accusés. “Sous couvert de sécurité, on a enfermé des hommes dans 9m², sans contact avec qui que ce soit, sans qu’ils ne puissent dire un seul mot. L’homme est un animal social, vous lui enlevez le social ce n’est plus qu’un animal”, assène Me Ronen.
Enfin, s’adressant à la cour, elle lance “Je ne vous demande pas du courage, je vous demande d’appliquer le droit”. Évoquant l’abolition de la peine de mort, elle finit en expliquant que celle-ci n’a pas disparu, elle a juste été remplacée par un autre supplice, la perpétuité réelle, “une peine cruelle”.
Cette défense menée de main de maître par le duo Vittes/ Ronen ne laisse personne indifférent dans la salle. “C’est une très bonne chose que les avocats de la défense soient brillants, estime Bruno Poncet, rescapé du Bataclan, cela montre la force de la démocratie, on n’est pas à Guantanamo”. Verdict attendu le 29 juin.