Pour la première fois dans l’histoire de la Colombie, la gauche, portée par l’ancien maire de Bogota, Gustavo Petro, pourrait l’emporter à l’élection présidentielle le 29 mai. En cas de victoire, Francia Marquez, une Afro-Colombienne figure de la défense des droits humains et de l’environnement, deviendrait vice-présidente. Une petite révolution dans ce pays déchiré par les inégalités sociales et historiquement gouverné par les conservateurs.
Ces dernières semaines, à chaque apparition publique, Francia Marquez est apparue vêtue d’une tenue aux couleurs vives et aux motifs traditionnels des vêtements afro-colombiens. Candidate à la vice-présidence de la Colombie lors de l’élection présidentielle, elle scande toujours le même message : “Le moment est venu de passer de la résistance au pouvoir !”
En quelques mois, cette Afro-Colombienne est parvenue à bousculer la vie politique colombienne. Dans un pays historiquement gouverné par les conservateurs, elle a réussi à imposer dans la campagne électorale des thèmes jusqu’ici absents du débat : le racisme et les inégalités sociales. Au point de devenir, pour une nouvelle génération d’électeurs, le symbole d’un changement.
Ce vent de changement pourrait bel et bien se concrétiser. À quelques jours du scrutin, le candidat de gauche Gustavo Petro, ex-guérillero et ancien maire de Bogota, qui a choisi Francia Marquez comme sa colistière, fait figure de favori. Selon les derniers sondages relayés par l’AFP, il est crédité à 41 % des voix.
Gustavo Petro et Francia Marquez s’opposent au candidat de droite Federico Gutierrez, un ancien maire de Medellin, qui tourne autour de 27 % des intentions de vote. Ils sont désormais sérieusement talonnés par un candidat indépendant, l’outsider Rodolfo Hernandez après que la candidate franco-colombienne Ingrid Betancourt s’est ralliée à lui vendredi 20 mai.
Une militante de défense des droits afro-colombiens
Pourtant, rien ne prédestinait Francia Marquez à une carrière politique. Née en 1981 dans un petit village de la région de Cauca, dans le sud-ouest du pays, elle a grandi seule avec sa mère. Enceinte à 16 ans de son premier enfant, elle a d’abord été obligée de travailler dans une mine d’or, à quelques kilomètres de chez elle, pour subvenir aux besoins de sa famille, avant d’être embauchée comme femme de chambre.
Mais chez certaines personnes, l’activisme est inscrit dans les gênes. Et Francia Marquez est de celles-là. Lorsqu’elle a à peine 15 ans, en 1996, elle apprend qu’une multinationale veut lancer un projet d’extension d’un barrage situé sur la principale rivière de la région, l’Ovejas, impactant grandement la vie de sa communauté.
Installée sur ses berges depuis le XVIIe siècle, la communauté afro-colombienne y pratique, depuis des générations, l’agriculture et une exploitation minière artisanale, leurs sources de revenus principales.
Une marche de 500 km pour l’environnement
Ce moment marque le début de son long combat dans la défense des droits des communautés afro-colombiennes et pour la préservation de leurs terres. Depuis une vingtaine d’années, elle se bat ainsi sans relâche contre les multinationales qui exploitent les alentours de la rivière Ovejas, forçant parfois les populations à quitter les lieux.
Il faut attendre 2014 pour que Francia Marquez se fasse connaître du grand public. Dans son viseur, cette fois-ci, les exploitants miniers illégaux qui s’installent le long de la rivière, creusant à tout va pour trouver de l’or et, surtout, utilisant abondamment du mercure – un produit qui permet de séparer l’or de l’eau, mais qui a aussi pour conséquence de contaminer l’eau et de détruire la biodiversité. Pour lutter contre le phénomène, Francia Marquez organise la “marche des turbans”. 80 femmes se réunissent pour rejoindre Bogota depuis Cauca, soit 10 jours et environ 500 km de marche. Sur place, le groupe milite encore pendant près de vingt jours devant le ministère de l’Intérieur. La militante obtient finalement gain de cause : le gouvernement s’engage à détruire toutes les exploitations illégales autour de la rivière.
Depuis, Francia Marquez, désormais diplômée en droit, multiplie les forums, les conférences dans les universités, les prises de parole devant des personnalités politiques ou au sein d’ONG. En 2018, son combat lui vaut de recevoir le prix Goldman, l’équivalent du prix Nobel pour l’environnement. L’année suivante, elle apparaît dans le classement des 100 femmes les plus influentes du monde de la BBC.
“Je fais partie de ceux qui élèvent la voix pour arrêter la destruction des rivières, des forêts et des landes. De ceux qui rêvent qu’un jour l’être humain change le modèle économique de la mort, pour laisser place à la construction d’un modèle qui garantit la vie”, écrit-t-elle sur son site Internet.
“Nos gouvernements ont tourné le dos au peuple”
C’est finalement en 2020 qu’elle décide d’entrer en politique. Et la militante ne cache pas son ambition :” “Je veux être candidate de ce pays. Je veux que la population soit libre et digne. Je veux que nos territoires soient des lieux de vie”, écrit-elle dans un tweet. La même année, elle lance son mouvement “Soy porque somos” (“Je suis parce que nous sommes”, NDLR). Deux ans plus tard, en mars 2022, elle se présente aux primaires pour la présidentielle du parti de gauche, le parti du “Pacte historique”. Elle crée la surprise en atteignant la troisième place, incitant Gustavo Petro à la choisir comme colistière.
Aujourd’hui, elle fait de sa lutte pour la préservation des terres afro-colombiennes l’argument central de sa campagne politique, rappelant sans cesse son histoire et ses origines. “Je suis une femme afro-colombienne, une mère célibataire de deux enfants qui a donné naissance à son premier enfant à l’âge de 16 ans et a fait des ménages pour payer les factures. Mais je suis aussi une militante écologiste primée. Et surtout, une avocate qui pourrait devenir la première vice-présidente noire de Colombie”, martèle-t-elle dans de nombreux meetings.
“Nos gouvernements ont tourné le dos au peuple, à la justice et à la paix”, dénonce-t-elle. “S’ils avaient fait correctement leur boulot, je ne serais pas là.”
“Au sein de la population, il y a eu beaucoup de colère populaire ces derniers mois face à la classe politique, notamment liée à la pandémie de Covid-19″, explique Olga Lucia Gonzalez, chercheure associée, spécialiste de la Colombie à l’université Paris-Diderot. “Francia Marquez vient de la société civile et pas de l’élite politique traditionnelle. C’est un argument sur lequel elle joue, et qui va grandement en sa faveur.”
“Mais surtout, c’est une femme, noire, afro-colombienne et elle amène avec elle des thèmes qui jusque-là étaient totalement oubliés, sur le rapport au colonialisme, au sexisme, au racisme”, poursuit-elle.
Francia Marquez n’est d’ailleurs pas la seule candidate afro-colombienne dans cette élection présidentielle – il y a aussi Caterine Ibargüen et Zenaida Martinez. Ensemble, elles veulent être la voix d’une protestation qui monte contre une double discrimination : celle d’être femme et noire. Ce qui se traduit dans la vie politique : le gouvernement ne compte qu’une seule femme noire et deux seulement sont membres du Parlement.
La Colombie possède l’une des plus grandes populations de descendants d’Africains en Amérique latine. Les données officielles du recensement indiquent que les Afro-Colombiens représentent plus de 6,2 % de la population. Un chiffre fortement sous-estimé selon les démographes. Pourtant, les communautés afro-colombiennes et indigènes continuent d’être confrontées à des niveaux disproportionnés de pauvreté, de violence et d’expropriations des terres. Selon les chiffres du gouvernement. Environ 31 % de la population afro-colombienne vit ainsi dans la pauvreté, contre 20 % de la population nationale.
Reste à savoir si sa victoire amènerait le changement tant espéré par une partie de la population. “Déjà, la victoire est loin d’être assurée. Gustavo Petro et elle vont certainement passer le premier tour mais rien ne dit qu’ils gagneront au second”, nuance Olga Lucia Gonzalez. “Ensuite, la vie politique sera toujours menée par la même élite. Elle peut insuffler une bonne dynamique. Je doute que cela sera suffisant.”