Publié le : 29/04/2022
Dernière modification : 02/05/2022
Ils ont entre 13 et 17 ans et pensent pouvoir atteindre, à Chypre, leurs rêves d’Europe. Chaque année, plusieurs centaines de jeunes migrants arrivent sur l’île, en quête de protection. Au choc de l’arrivée dans ce pays dont certains ne soupçonnaient même pas l’existence se mêle, très vite, une immense déception. Sur place, les conditions de vie poussent nombre d’entre eux au désespoir.
Marlène Panara, envoyée spéciale à Chypre
La vie d’Alpha* a basculé en 2015. Cette année-là, il doit brusquement quitter son village en Guinée, après le décès de son grand-père, qui l’a élevé. Âgé de 10 ans à l’époque, Alpha part vivre chez son père, qui entre-temps s’est marié avec une nouvelle femme. Commence alors pour le jeune garçon un véritable calvaire. Contrairement à ses quatre frères et sœurs, Alpha n’a pas le droit d’aller à l’école. Et régulièrement, il subit la violence de son père. C’est pour fuir les coups qu’il a fait le choix, à 16 ans, de quitter son pays pour l’Europe. “Je savais que de passer par le Maroc, c’était dur pour les migrants. Et j’ai un ami qui est mort en Tunisie, raconte-t-il. Alors j’ai choisi Chypre”.
Comme Alpha, des centaines de mineurs non accompagnés (MNA) arrivent chaque année sur cette petite île de la Méditerranée : par bateau, depuis les côtes turques, pour les exilés syriens, ou par avion, depuis Istanbul puis Ercan – l’aéroport situé dans le nord de l’île sous occupation turque – pour les ressortissants somaliens, congolais, ivoiriens ou camerounais. D’après les ONG sur place, les arrivées sont croissantes depuis fin 2018, si l’on exclut les quelques mois du confinement chypriote, en 2020.
En 2021, 659 mineurs non accompagnés ont déposé une demande d’asile, contre 304 en 2020 et 535 en 2019.
Si de plus en plus de jeunes exilés foulent chaque année son sol, Chypre n’est pas vraiment, en réalité, leur destination de premier choix. “Quand ils quittent leur pays, les mineurs ont conscience de partir pour l’Europe, mais ils ne savent pas où exactement, explique Katerina Melissari, coordinatrice pour la protection de l’enfance au sein de l’ONG Hope for Children. La personne qui voyage avec eux, le ‘big boss’, les accompagne jusque dans le nord de l’île, et à la surprise des enfants, les abandonne là. Beaucoup les quittent en leur disant qu’ils sont arrivés en Italie ou en France”.
Certains jeunes migrants prennent ensuite un taxi, avec lequel ils traversent la Ligne verte, la zone de démarcation qui sépare le nord du sud de l’île. D’autres sont déposés, par un autre “accompagnateur”, directement aux portes d’une association. Dans les deux cas, tous se rendent ensuite impérativement au centre de Pournara, pour enregistrer leur demande d’asile.
Des cas de harcèlement sexuel
Après le choc d’une arrivée dans un endroit inconnu, les mineurs doivent ensuite faire face à une nouvelle épreuve : vivre dans ce camp surpeuplé, dans des conditions “totalement inadaptées pour des jeunes”, s’insurge Andria Neocleous, en charge des questions humanitaires pour Hope for Children.
À Pournara, une zone de sécurité spécifique aux populations vulnérables, dont les MNA, existe bel et bien. Mais d’après le rapport AIDA publié par Refugee Cyprus Council, cette zone de sécurité n’est pas “correctement surveillée tout au long de la journée ou de la nuit”. Un manquement aux lourdes conséquences pour ses jeunes occupants : en 2021 et 2020, plusieurs cas de harcèlement sexuel sur mineurs ont été signalés à la police.
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En dehors de cette zone, toujours à cause de la surpopulation, des adolescents sont contraints de cohabiter avec des adultes “dans des tentes ou des logements préfabriqués”, et doivent partager les douches et les toilettes. Des conditions dangereuses pour les MNA, d’autant plus depuis 2020, où la durée de séjour dans le centre, de quelques jours auparavant, est passé à plusieurs mois.
Cette année, suite à la publication d’un rapport cinglant du Commissaire aux droits de l’enfant sur les conditions de vie à Pournara, le président Nicos Anastasiades s’est rendu sur place le 13 mars dernier. Après sa visite, il s’était engagé à rendre les conditions de vie “plus humaines” aux 350 mineurs hébergés dans le camp.
Depuis, 150 ont été transférés dans des hôtels de l’île. Mais pour les autres, “rien n’a changé”, soupire Andria Neocleous. En mars, pour réclamer un toit, neuf jeunes somaliens ont campé plusieurs jours devant l’un des appartements de Hope for Children, à Nicosie. Epuisés, ils patientaient dans le camp de Pournara depuis plus de six mois.
“On brise un peu leur rêve”
Une fois leur demande finalisée, les jeunes exilés sont autorisés à quitter le centre. Ils sont alors logés dans des appartements gérés par les services sociaux à Larnaca et Limassol (dans le sud de l’île), ou pris en charge par des associations telles que Hope for Children. Actuellement, près de 600 mineurs âgés de 13 à 17 ans bénéficient de ces logements à Chypre.
Le début de cette période est, une fois encore, synonyme de désillusions pour ces adolescents. “La majorité d’entre eux sont déjà très affectés par leurs premières semaines à Chypre. Quand ils pensent enfin pouvoir construire quelque chose, on doit leur expliquer que cela va être très long et difficile. Ils ne s’attendent pas à ça, indique Katerina Melissari. Certains viennent en Europe pour devenir footballeur professionnel. On doit alors leur dire pourquoi, à l’heure actuelle, ce n’est pas possible. On brise un peu leur rêve”.
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D’après Hope for Children, le tiers des MNA transitent par Chypre pour pouvoir rejoindre un proche ailleurs en Europe, via le regroupement familial. Là encore, “c’est une procédure longue et complexe. Beaucoup sont très en colère, déçus, car ils pensent que tout va se faire rapidement. Alors qu’en réalité, ils vont passer de longs mois, voire des années, à attendre”.
Troubles psychologiques et addictions
Durant cette longue période d’attente, la peur de l’avenir gagne la grande majorité des jeunes migrants. “Les adolescents syriens sont moins anxieux, car ils sont quasiment certains d’obtenir l’asile, avance l’humanitaire. Pour les ressortissants africains, c’est bien plus difficile, car on sait que le taux de rejet est conséquent. Les violences domestiques qu’ils ont fui, dont certaines leur ont fait frôler la mort, ne justifient pas, selon les autorités, d’obtenir une protection”.
Cette angoisse fait naître chez certains des troubles psychologiques, qui peuvent aller jusqu’aux addictions à la drogue ou à l’alcool. Des psychologues de Hope for Children peuvent alors intervenir dans les hébergements dont ils ont la charge. Mais pour les cas les plus graves, “c’est compliqué”, assure de son côté Andria Neocleous. “Les structures publiques spécialisées n’acceptent pas les jeunes qui ne parlent pas le grec. Et ils refusent d’accueillir des interprètes”.
Alpha, lui, n’a jamais noyé son désespoir dans l’alcool. Mais il a déjà “voulu en finir” à trois reprises. “Je ne suis pas encore un adulte et pourtant je sais déjà la vie qui m’attend, la même que celle que j’ai aujourd’hui : travailler de 6h à 17h pour un salaire de misère, sans aucune considération. Pour les Africains comme moi, ici, c’est la seule et unique perspective. Quand j’y pense trop, ça m’angoisse”.
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D’après Andria Neocleous, les autorités ont tout même “fait des efforts ces derniers temps, en coopérant par exemple avec les ONG pour l’hébergement et l’éducation des jeunes. Mais il reste encore beaucoup à faire. Surtout, cela ne pas assez vite. Car pendant que les politiques prennent leur temps, il y a toujours plus de demandes”.
Dans un peu plus de six mois, Alpha aura 18 ans. Il devra quitter l’appartement prêté par le gouvernement où il loge avec quatre autres jeunes exilés. Pour ne pas se retrouver dans le besoin, il a pris les devants. Chaque jour, Alpha se lève à 5h, prend le bus à 6h, et commence ses travaux d’entretien dans une villa de la région à 7h. Le samedi, il lave des camions citernes. “On m’a proposé d’aller à l’école mais j’ai dû refuser. Il faut que je travaille pour économiser un peu d’argent, sinon comment je vais faire pour vivre après ? Etudier, malheureusement, ça ne me fera pas manger”.
*Le prénom a été modifié à la demande de l’intéressé.