Alors que leur pays s’enlise depuis près de trois ans dans une profonde crise économique, sociale et politique, les jeunes libanais cherchent désespérément à partir à l’étranger pour y faire carrière. Un exode qui laisse peu d’espoir quant à l’avènement d’un réel changement de gouvernance dans le pays.
Le 15 mai se dérouleront au Liban des élections législatives alors que le pays continue de s’enfoncer dans une grave crise économique, sociale et politique. En octobre 2019, le mouvement de protestation populaire contre les élites et la corruption avait suscité une vague d’espoir au sein de la jeunesse du pays. Mais cette mobilisation historique n’a pas permis d’endiguer la lente descente aux enfers du Liban, dont l’effondrement de la monnaie a généré une inflation record.
À l’approche du scrutin, les citoyens ne croient guère à l’avènement d’un réel changement. Désabusés, nombre de jeunes libanais ont tourné le dos à la politique et cherchent désormais avant tout à quitter le pays.
Partir pour fuir “l’inconnu”
Il ne restait qu’une année d’études à Perla pour obtenir sa licence de chimie à l’Université américaine de Beyrouth lorsqu’elle a été acceptée dans une université américaine. Aux États-Unis, le même cursus dure une année de plus. Pourtant, la décision de partir n’a pas été difficile à prendre. En août 2021, Perla a fait ses valises et réservé un billet.
“J’étais prête à faire une année supplémentaire d’études à l’étranger plutôt que de prendre le risque de rester au Liban et d’affronter l’inconnu”, explique-t-elle. “Je retournerais au Liban sans hésiter si je le pouvais, mais j’ai l’intention de faire des études de médecine et le chemin est long. Je préfère commencer le voyage là où mon avenir est plus clair.”
Le cas de Perla n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Une étude dirigée par Suzanne Menhem, professeure adjointe et chercheuse à l’Institut des sciences sociales de l’Université libanaise, et conduite auprès de 1 023 jeunes libanais âgés de 18 à 29 ans, révèle que 75,6 % des sondés espèrent quitter le Liban. Parmi eux, 26,7 % ont préparé, ou sont en train de préparer, leurs papiers d’immigration.
Les données de l’étude, qui devrait être publiée dans une revue universitaire lors des prochaines semaines, ont été recueillies en mars et avril 2021. Suzanne Menhem estime qu’il est très probable que cette tendance se soit encore accentuée depuis, au vu de la détérioration continue de la situation dans le pays.
Pour Joseph Bahout, directeur de l’Institut Issam Fares pour la politique publique et les affaires internationales à l’Université américaine de Beyrouth, l’exode des jeunes diplômés libanais est loin d’être un phénomène nouveau. Mais le mouvement s’est accentué ces dernières années, couplé à un renoncement plus profond envers le Liban. Selon lui, beaucoup de ceux qui partent aujourd’hui “ne veulent pas regarder en arrière”.
L’impression que le pays est condamné
“Les raisons (de cet exode) sont claires. Les perspectives d’amélioration étaient plus fortes avant”, souligne Joseph Bahout. “Aujourd’hui, il y a une impression bien ancrée que le pays est condamné – non seulement politiquement, mais aussi socialement et économiquement.”
Selon Suzanne Menhem, 90 % des personnes interrogées dans le cadre de son étude ont déclaré que la principale raison de leur départ était la crise économique, alors que 67,5 % ont indiqué vouloir partir en raison de la situation politique.
Jana, 24 ans, faisait partie des milliers de jeunes qui ont participé aux manifestations de 2019 pour dénoncer la corruption des élites et réclamer, entre autres, la démission du gouvernement ainsi que des élections anticipées. Pourtant, à l’approche du scrutin législatif de 2022, elle n’est plus sûre de vouloir voter. “Le soulèvement était bien réel, mais les promesses politiques sont restées une illusion. J’ai toujours su que le Liban n’était pas stable, mais pendant longtemps, je n’ai pas voulu partir. Aujourd’hui, j’ai peur de ne pas pouvoir le faire”, déplore-t-elle.
Jana a été acceptée au sein d’une université à l’étranger pour poursuivre un master. Elle attend son visa et espère pouvoir partir en août. “Pourquoi voterais-je et pour qui ? Même les groupes alternatifs qui ont vu le jour à la suite du soulèvement n’ont pas pu former une liste électorale unifiée pour les élections. La corruption est enracinée dans le système et parmi les habitants.”
Un exode qui menace “l’avenir tout entier du Liban”
Pour Joseph Bahout, l’excitation et l’espoir exprimés par les manifestants en 2019 – notamment au sein de la jeunesse – ont disparu aujourd’hui, laissant la place à l’apathie et au désengagement de la population.
“Certains se demandent pourquoi les gens ne se révoltent pas comme en 2019, étant donné que la situation actuelle est bien pire qu’à l’époque”, expose-t-il. “Mais tant que vous n’êtes pas coincé dans le système, vous n’êtes pas prêt à payer un prix élevé pour le changer.”
En 2021, 79 134 personnes ont quitté le Liban, selon Information International, un cabinet de recherche et de conseil indépendant basé à Beyrouth. Il s’agit de la vague d’émigration la plus importante enregistrée en cinq ans.
“Ces chiffres traduisent une diminution de l’engagement envers le pays qui conduit à une pénurie de main-d’œuvre qualifiée et de jeunes travailleurs”, alerte Joseph Bahout. “À long terme, si l’on suppose que ceux qui partent sont issus des classes moyennes, cet exode pourrait épuiser les institutions démocratiques et affaiblir l’ordre social libéral.”
Cette perspective inquiète également Suzanne Menhem. “Les crises auxquelles le Liban est confronté n’ont pas seulement touché les jeunes”, explique-t-elle. “Nous avons vu d’autres sous-groupes de la population – comme les médecins, les avocats et les universitaires – quitter également le pays. Le pourcentage élevé de jeunes qui cherchent à émigrer ne menace pas seulement des secteurs particuliers, mais l’avenir tout entier du Liban. Plus il y en a qui partent, plus le Liban perd sa réserve de talents et les futurs acteurs clés du processus décisionnel.”