Les campagnes pour l’élection présidentielle ont toutes des moments emblématiques, qu’il s’agisse d’incidents ou de retournements de situation. Alors que les électeurs sont appelés à désigner leur président, le 24 avril, France 24 revient sur un de ces épisodes marquants : le 17 avril 2002. Le candidat socialiste Lionel Jospin s’amuse à l’idée de ne pas être qualifié pour le second tour du 21 avril. Et pourtant, le Front national de Jean-Marie Le Pen ruinera ses ambitions présidentielles.
Fin de campagne présidentielle, le 17 avril 2002. À quatre jours du premier tour, le candidat socialiste Lionel Jospin, détendu et souriant, se prête au jeu de la politique fiction avec le journaliste John Paul Lepers. Ce dernier l’interroge : “Imaginez un instant, monsieur le Premier ministre – monsieur le candidat – que vous ne soyez pas au second tour. Pour qui voteriez-vous ?”
Surpris par la question, le candidat jette sa tête en arrière tout en riant. Après une brève pause, il répond : “Non, j’ai une imagination normale, mais quand même tempérée par la raison. Donc…” Et le journaliste de relancer : “Donc c’est impossible ?”. “Ne disons pas ça, mais ça me paraît assez peu vraisemblable, hein ? Bon. Donc on peut passer à la question suivante peut-être”, évacue finalement Lionel Jospin tout sourire.
Il y a vingt ans jour pour jour, même 96 heures avant le fatidique scrutin, il était encore impensable pour le Premier ministre en exercice, ainsi que pour la plupart des gens, d’imaginer que le candidat d’extrême droite Jean-Marie Le Pen puisse être au second tour de l’élection présidentielle. Après tout, Jean-Marie Le Pen était l’homme qui avait été condamné pour avoir qualifié les chambres à gaz nazies de “détail” de l’histoire de la Second Guerre mondiale. Les électeurs évidemment le marginaliseraient pour cela. Le cataclysme qui façonnerait l’histoire était pourtant à venir.
Le populaire Lionel Jospin sortait, lui, d’une cohabitation de cinq ans avec Jacques Chirac au cours de laquelle il avait fait passer des mesures socialement progressistes comme la semaine de 35 heures. En avril 2002, la sagesse populaire et tous les sondages le donnaient au second tour face au président sortant pour une revanche de l’affrontement gauche-droite de 1995.
La suite est entrée dans l’Histoire. Le 21 avril, Jean-Marie Le Pen (16,86 %) hisse pour la première fois l’extrême droite française au second tour d’un scrutin présidentiel. Le candidat du Front national va affronter le président sortant Jacques Chirac (19,88 %), en tête des votes, et Lionel Jospin termine troisième (16,18 %) à moins de 200 000 voix de la deuxième place.
Avec un taux d’abstention historique (28,4 %) et un nombre record de candidats (16), les scores des qualifiés au second tour ont été inhabituellement bas. À cela s’est ajouté un éparpillement des voix en raison de multiples candidatures à gauche, et un électorat tout aussi confiant que Lionel Jospin.
“Coup de tonnerre” de l’extrême droite
Ce résultat surprise a ébranlé la France. Le candidat socialiste aussi. Au soir du premier tour, un Lionel Jospin au visage sévère et fermé annonce “se retirer de la vie politique” sous les cris d’orfraie de ses supporters. Comparant ce qu’il vient de se passer à “un coup de tonnerre”, le socialiste en disgrâce qualifie aussi la percée de l’extrême droite de “signe très inquiétant pour la France et pour notre démocratie”.
Le même soir, des jeunes descendent spontanément dans la rue pour protester contre l’extrême droite. Le lendemain matin, les unes des journaux sont sans équivoque : “La bombe Le Pen” (France Soir), “Le choc” (Le Parisien), “Le tremblement de terre” (Le Figaro), “La France ne mérite pas cela” (L’Humanité) ou encore “Non” (Libération).
Presque tous les candidats de gauche au premier tour appellent leurs partisans à se pincer le nez et à voter pour Jacques Chirac au second tour afin de faire barrage à l’extrême droite. Les manifestations anti-Le Pen battent leur plein et le 1er-Mai – cinq jours avant le second tour – quelque 1,3 million de personnes manifestent dans les rues. Un record de mobilisation en France depuis la Libération, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Sur les pancartes, partout dans le pays, le message est clair : pas cette fois et plus jamais.
Le 5 mai, le vaste consensus – baptisé “Front républicain” – contre le FN se rachète : Jacques Chirac remporte une victoire écrasante (82,2 %) face à Jean-Marie Le Pen (17,8 %). Un score digne d’une république bananière obtenu au nom de la démocratie républicaine. Le désastre est évité, au moins pour un temps.
Vers une banalisation du Front national et de ses idées
La majorité des électeurs français et les alliés de la France à l’étranger n’ont pas été les seuls soulagés de voir s’évaporer la perspective d’un président d’extrême droite. Jean-Marie Le Pen lui-même a admis plus tard, en 2014, qu’il n’aurait “pas été prêt à prendre le pouvoir” s’il avait accédé à la plus haute fonction de l’État, car le Front national ne disposait pas à l’époque de la “machinerie du pouvoir” nécessaire pour gouverner le pays.
En 2007, le candidat anti-immigration, 78 ans, s’est présenté – pour la cinquième fois – à une élection présidentielle, mais sans connaître la même réussite : il termine quatrième au premier tour (10,44 % des voix). Le candidat de l’UMP, Nicolas Sarkozy, qui avait réussi à siphonner les voix du FN, arrive largement en tête du premier tour (31,1 %).
Mais ce scrutin est loin de mettre un terme à l’aventure de l’extrême droite dans la course à la présidentielle française. Le scrutin de 2002 n’a été que le début d’un long voyage vers la banalisation du Front national. Une normalisation commencée pratiquement dès le lendemain de la réélection de Jacques Chirac.
Les politiciens traditionnels, à commencer par Nicolas Sarkozy, ont cherché à neutraliser le potentiel électoral de l’extrême droite en intégrant les préoccupations des partisans du FN à leurs stratégies politiques. Le FN a cherché, de son côté, à lisser son image et à créer la machine gouvernementale nécessaire pour gouverner.
Après le scrutin de 2002 – dont la campagne électorale a largement été marquée par le thème de l’insécurité – Jacques Chirac nomme Nicolas Sarkozy ministre de l’Intérieur. Il se fait un nom en tant que “premier flic de France”, luttant contre la criminalité et contre les sans-papiers, et érige en priorités nationales l’interdiction de la burqa ou encore l’expulsion des Roms après son élection en 2007.
Mais l’attrait des électeurs du Front national pour Nicolas Sarkozy s’estompe vite. L’affirmation de Le Pen selon laquelle “les gens préfèrent l’original à la copie” se vérifie lorsqu’il ne parvient pas à répondre aux partisans de la ligne la plus dure. “Les vagues d’immigration incontrôlables” explosent au visage de celui qui a façonné la politique migratoire pendant une décennie. En 2012, il n’est pas réélu – au profit du candidat socialiste François Hollande.
Pendant ce temps, le Front national reprend son ascension : Marine Le Pen – qui a repris le flambeau de son père – obtient 17,9 % des voix au premier tour, un record pour le parti d’extrême droite. Puis elle termine en tête des votes lors des élections européennes de 2014, apportant des élus à sa “machine de pouvoir”. En 2017, elle réédite la performance de son père, conduisant l’extrême droite au second tour de la présidentielle face à Emmanuel Macron. Et, comme son père, elle s’incline nettement (33,9 %) face au candidat de centre-droit (66,1 %). Cinq ans plus tard, les deux mêmes politiques s’affrontent de nouveau pour un duel qui est annoncé comme encore plus serré.
Franchir le Rubicon
La Fondation Jean Jaurès a affirmé en 2021 que le “cordon sanitaire” vis-à-vis de l’extrême droite a commencé à “s’éroder” à la fin de la présidence de Nicolas Sarkozy et que “le Front républicain se morcelle depuis plusieurs années maintenant”. Le groupe de réflexion cite plusieurs exemples pour appuyer son propos : en 2012, quand Nicolas Sarkozy a franchi le Rubicon en jugeant Marine Le Pen “compatible avec la République” ; en 2015, quand le bureau politique de l’UMP a acté la stratégie du “ni front républicain ni Front national” à l’occasion d’une élection législative partielle. En 2017, le candidat d’extrême gauche Jean-Luc Mélenchon ne s’est pas prononcé directement pour un vote Macron contre Marine Le Pen.
La candidate d’extrême droite a passé, quant à elle, une décennie à “dédiaboliser” le parti de son père. Après en avoir pris la présidence en 2011, elle a mis à la porte ceux qu’elle jugeait “antisémites, extrémistes et d’extrême droite”. Elle a aussi renommé le Front national, devenu Rassemblement national.
En 2022, elle a reçu un coup de pouce du nouveau venu à l’extrême droite, Éric Zemmour. Ce dernier, tenant d’une ligne politique dure, a détourné l’attention et a fait gagner Marine Le Pen en efficacité dans son opération séduction. Elle a pu se présenter principalement comme la candidate du pouvoir d’achat tout en faisant oublier ses références d’extrême droite – pourtant bien présentes dans son programme : interdiction du port du voile dans l’espace public, fin de la citoyenneté de naissance ou encore suppression des prestations sociales pour les ressortissants étrangers.
Le rapport à l’extrême droite a aussi changé en vingt ans, leurs préoccupations traditionnelles passant de la marge au centre du débat public. En 2002, Jacques Chirac avait refusé de débattre avec Jean-Marie Le Pen durant l’entre-deux-tours. “Face à l’intolérance et à la haine, aucune transaction, aucun compromis sur les principes, aucun débat n’est possible”, avait-il fait valoir. En 2021, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a débattu du “séparatisme islamiste” avec Marine Le Pen à une heure de grande écoute sur une chaîne de service public. L’ancien protégé de Nicolas Sarkozy qui venait de publier un livre sur le sujet a eu droit à : “J’ai lu votre livre avec attention. Et, à part quelques inconstances, j’aurais pu mettre mon nom dessus”. Gérald Darmanin, quant à lui, a accusé Marine Le Pen d’être devenue “molle” avec sa “stratégie de dédiabolisation” : “Vous devriez prendre des vitamines. Je ne vous trouve pas assez dure”.
En février 2021, le sociologue Ugo Palheta avait décrypté l’échange pour France 24 : “Ils ont discuté pendant deux heures de la place des musulmans dans la société française, alors que nous vivons à la fois une crise sanitaire et une crise économique. Le gouvernement tente de regagner la confiance de la population en adoptant une grande partie du vocabulaire et des propositions de l’extrême droite, dans une tentative flagrante de gagner des voix. C’est ce que Macron fait aujourd’hui avec cette stratégie, qui part du principe que les classes populaires sont plus concernées par les problèmes d’identité alors qu’elles souffrent essentiellement de la crise économique. Le problème est que, plus on s’avance sur le terrain de l’extrême droite, plus elle progresse”.
Quelques semaines plus tard, le journal Libération tirait à boulets rouges sur les alliés de Macron et faisait sa une sur l’exaspération des électeurs de gauche prêts à casser le sacro-saint Front républicain si Macron et Le Pen se retrouvaient au second tour.
Le 24 avril, c’est bel et bien le scénario de 2017 qui se répète. Mais cette fois-ci, les sondages annoncent un duel serré entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Nicolas Sarkozy, François Hollande et Lionel Jospin ont tous déclaré, durant l’entre-deux-tours, qu’ils voteraient pour le président sortant. Des étudiants, eux, manifestent leur mécontentement face à ce duel et menacent de s’abstenir. Leur mot d’ordre : #NiMacronNiLePen. Marine Le Pen, elle, se projette. Elle a d’ores et déjà annoncé que son père serait invité pour son investiture à l’Élysée en cas de victoire dimanche prochain. La candidate du RN mettrait ainsi fin à 20 ans d’attente pour voir un Le Pen à l’Élysée.
Cet article a été adapté par Jean-Luc Mounier. La version originale est à lire ici.