Au Japon, des vidéos d’un travailleur vietnamien abusé par ses collègues ont relancé le débat autour du “programme de formation des stagiaires techniques”. Dans un pays très fermé à l’immigration, ce système permettant de faire venir de la main-d’œuvre peu qualifiée de l’étranger favorise les abus et l’exploitation des travailleurs, comme le dénoncent nos Observateurs.
Les images avaient fait le tour des médias de l’archipel en janvier dernier. Trois vidéos compilées datant de septembre 2020 montraient un Vietnamien d’une quarantaine d’années en train de se faire violenter par ses collègues japonais, dans une entreprise de construction de la région d’Hiroshima. Dans un extrait, un de ses collègues lui reproche de ne pas répondre en japonais avant de le frapper. Dans un autre extrait, le travailleur vietnamien se prend des coups de manche à balai à l’arrière d’un camion.
Ces vidéos filmées en septembre 2020 ont été transmises aux médias japonais par le syndicat Fukuyama Union Tampopo.
Selon le syndicat “Fukuyama Union Tampopo” qui l’a pris sous son aile et livré la vidéo aux médias japonais, ce travailleur vietnamien (dont l’identité n’a pas été révélée) aurait subi ce genre de violences pendant au moins deux ans dans cette entreprise qu’il a intégrée en 2019. Des violences qui ont continué malgré un signalement en juin 2021 – ces vidéos à l’appui – à l’organisme qui supervisait son “stage” au Japon. Dans la foulée, le ministère de la Justice a demandé, le 26 janvier, aux services d’immigration de prendre des mesures immédiates pour mettre fin aux “violations des droits humains à l’encontre des stagiaires techniques étrangers”.
Cet homme travaillait dans le cadre d’un “stage technique”. Il s’agit d’un programme créé en 1993 pour permettre officiellement à de jeunes travailleurs asiatiques d’avoir une expérience professionnelle au Japon, grâce à un stage allant de deux à cinq ans.
Le Japon est longtemps resté fermé au reste du monde et l’immigration étant limitée aux travailleurs diplômés et qualifiés. Mais pour faire face à une population vieillissante et à une pénurie de main-d’œuvre générale à venir, le pays s’ouvre peu à peu, notamment avec une loi en 2019 accordant des visas à certains migrants moins qualifiés mais avec des “compétences particulières”.
“Même s’ils font trop d’heures, ou s’ils sont maltraités par leur patron, ils doivent faire avec, ils n’ont pas le choix.”
Dans les faits, la majorité des travailleurs étrangers viennent avec un statut de “stagiaire” comme l’explique à notre rédaction Shinichiro Nakashima, l’un des premiers et rares avocats spécialisés sur le droit du travail des étrangers.
Le programme de formation des stagiaires technique est censé former les travailleurs des pays asiatiques en voie de développement afin qu’ils puissent retourner dans leur pays avec de nouvelles connaissances et compétences.
Mais c’est devenu dans les faits un véritable système pour faire venir des travailleurs étrangers au Japon afin de compenser la pénurie de main d’œuvre que traverse le Japon dans le domaine de l’industrie manufacturière, de l’agriculture et de la construction.
Fin 2021, il y avait plus 350 000 stagiaires techniques au Japon, venant majoritairement du Vietnam, de Chine ou des Philippines. Un chiffre en baisse par rapport à 2019, avant l’arrivée du Covid-19 et la fermeture des frontières.
Ces stagiaires techniques ne sont pas de simples travailleurs migrants, leur statut favorise les abus, comme nous l’explique notre Observateur :
Beaucoup s’endettent jusqu’à 1 million de yen [environ 7 400 euros, NDLR] pour payer leur voyage et leur installation ici et sont ensuite payés au salaire minimum (parfois moins que ce qu’on leur avait promis). En outre, ce programme ne permet pas de changer de travail une fois assigné à une entreprise. Les stagiaires ne peuvent pas non plus choisir où ils vivent, leur logement est défini et géré par le programme. Donc même s’ils font trop d’heures, ou s’ils sont maltraités par leur patron [ou leurs collègues]… Ils doivent faire avec, ils n’ont pas le choix.
Rythmes insoutenables, heures supplémentaires non payées, menaces de licenciement après un accident du travail… La liste des abus rapportés par les associations d’aide aux migrants et les médias ne cesse de s’allonger.
Sur les 6 000 entreprises qui font appel à des stagiaires techniques, 70 % auraient enfreint le droit du travail, selon une enquête du ministère du Travail en 2017. Les stagiaires étrangers sont également surreprésentés dans les cas de décès liés à l’épuisement au travail.
Pour accompagner les travailleurs étrangers en conflit avec leurs employeurs, Shinichiro Nakashima a fondé Kumustaka, une association basée dans la préfecture de Kumamoto, au sud de l’archipel. Et beaucoup de femmes viennent frapper à sa porte. Harcèlement moral et sexuel, contrats rompus après avoir annoncé une grossesse : les femmes subissent plus encore que les hommes les abus visant les stagiaires techniques.
“On m’a fait comprendre que je ferais mieux d’avorter”
Vanessa, 25 ans, a quitté les Philippines pour se faire un peu d’argent grâce à un stage technique dans un centre de soin à Kumamoto. Tout se passait relativement bien, jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte en avril 2021.
On m’a dit que je devrais prendre la responsabilité de ma grossesse, qu’à cause de moi la confiance entre les Japonais et les stagiaires philippins serait rompue… Puis on m’a fait comprendre que je ferais mieux d’avorter. J’ai refusé.
C’est notamment le responsable de mon stage au Japon qui m’a d’abord dit ça. L’avortement est un crime aux Philippines. Il aurait dû réaliser qu’il ne parlait pas à une Japonaise, qui peut avoir accès à un avortement sécurisé. Et de toute façon, je pense que seule la mère de l’enfant devrait prendre cette décision.
Ce que je voulais faire à l’origine, c’était simplement prendre un congé maternité [jusqu’à 14 semaines au Japon, NDLR] et rentrer aux Philippines puis revenir une fois le congé fini. J’avais même un avis médical favorable qui disait que je pourrais continuer de travailler sous certaines conditions, c’est-à-dire éviter les horaires de nuit et les charges lourdes. Mais on m’a forcé à signer les papiers pour mettre fin à mon contrat. Ils [l’entreprise et l’organisme qui gère le stage] me menaçaient, en me disant qu’ils m’éjecteraient de l’appartement , que je serai à la rue… [ les logements sont attribués par le programme, NDLR].
Aujourd’hui, Vanessa est rentrée aux Philippines, chez sa mère, avec qui elle élève son fils. Malgré son expérience douloureuse, elle souhaite toujours retourner quand elle le pourra au Japon. Elle a même déjà trouvé un autre stage.
” Je ne demande pas grand-chose. Ni de l’argent ni rien d’insurmontable, seulement le droit d’être traité équitablement. Je veux vraiment dire haut et fort que les stagiaires ont des droits [au Japon].”
Vanessa n’est pas la seule à s’être retrouvée dans cette situation.
Pourtant, les stagiaires techniques sont censés être protégés par la loi japonaise sur l’égalité des chances dans le travail, qui interdit entre autre aux employeurs de licencier ou de maltraiter les travailleurs en raison d’une grossesse ou d’un accouchement.
En 2019, le gouvernement japonais avait en outre mis en garde les entreprises qui embauchaient des stagiaires techniques étrangers, leur demandant notamment de ne pas licencier leurs employées enceinte.
Par crainte de connaître le même sort que Vanessa, certaines femmes préfèrent cacher leur grossesse, au point de mener à des drames. En 2021, une stagiaire vietnamienne qui travaillait dans l’État de Kumamoto a ainsi tenté de camoufler la naissance de deux jumeaux, morts-nés. Condamnée à 3 mois de prison pour avoir “abandonné” le corps des bébés en janvier 2022, l’association Kumustaka essaye aujourd’hui de la faire innocenter. C’est le deuxième cas de bébé mort-né lié à une grossesse cachée d’une stagiaire technique recensé en l’espace de quelques mois.
En 2017, le parlement japonais a adopté une loi censée interdire aux employeurs de “restreindre la liberté des stagiaires sans motif valable”, et une autre censée condamner les “discours de haine” à leur encontre. Mais les affaires comme celle du travailleur vietnamien harcelé par ses collègues continuent de s’accumuler. Une des explications selon Shinichiro Nakashima : les stagiaires ne sont pas au courant de leurs droits, en particulier ceux qui parlent peu ou pas japonais.”