Publié le : 01/04/2022
La manière dont la France applique la protection temporaire européenne pour les déplacés d’Ukraine laisse de côté une partie d’entre eux : les étudiants de nationalité étrangère. Ces derniers se retrouvent dans une situation administrative incertaine, voire irrégulière. Quant à leur désir de reprise d’études, l’heure est aussi au blocage.
“J’ai demandé à la mairie de Nancy de m’aider à continuer mes études ici, de me trouver un logement, un titre de séjour temporaire pour pouvoir le faire. Ils m’ont dit que le dispositif européen, c’est seulement pour les Ukrainiens”, témoigne Moustapha, 24 ans, ex-étudiant en médecine à Kharkiv tout juste arrivé en France. Le jeune homme est originaire de Guinée Conakry. “Je leur ai montré mon titre de séjour ukrainien, qui prouvait que je vivais depuis un an en Ukraine, mais ils m’ont dit que je n’étais pas concerné.”
Mustapha est loin d’être le seul étudiant de nationalité étrangère déplacé d’Ukraine dans cette situation. Depuis le 4 mars, l’Union européenne accorde une protection temporaire aux personnes ayant fui la guerre en Ukraine. En France, cela se concrétise par l’octroi d’une autorisation provisoire de séjour (APS) de six mois, renouvelable sur trois ans. Cette APS, en plus de régulariser la présence sur le territoire français, ouvre un accès aux droits inédit, dont la possibilité de travailler et d’obtenir une couverture maladie sans délai.
>> À lire aussi : Les Européens accordent une protection temporaire inédite aux réfugiés d’Ukraine
Elle est délivrée aux Ukrainiens ainsi qu’aux ressortissants étrangers résidents permanents en Ukraine. Restent, sur le banc de touche, les étrangers résidant en Ukraine mais ne disposant pas d’un titre de séjour de longue durée. En premier lieu : les étudiants.
Une directive européenne “laissée à l’appréciation au cas par cas”
La décision du Conseil de l’UE du 4 mars pose une condition à l’application de la protection temporaire aux résidents étrangers en Ukraine : l’impossibilité de “retour dans des conditions sûres et durables” dans leur pays d’origine.
“Cette notion, qui n’a pas été clairement définie, est laissée à l’appréciation au cas par cas des préfectures, ce qui fait craindre un traitement inégalitaire des situations d’un département à l’autre”, explique la Coordination française du droit d’asile (un regroupement d’associations) dans un communiqué.
Dans le centre d’accueil ouvert début mars Porte de Versailles, à Paris, la préfecture de police de Paris tient un guichet pour délivrer les APS. “L’écrasante majorité des gens qui se présentent à nous ont des passeports ukrainiens. Pour ceux qui n’en ont pas, la situation est complexe… Dans ce cas, on étudie ce qu’ils nous disent, et en fonction de leur situation, on leur délivre une APS d’une durée d’un mois” (contre six mois renouvelables pour la protection temporaire), explique à InfoMigrants un représentant de la préfecture.
“Parmi les plus mauvais élèves de l’UE”
En pratique, donc, certains étudiants étrangers peuvent accéder à des APS d’un mois ; mais d’autres, non. De quoi soulever des incompréhensions. “Certains de mes amis qui étaient étudiants comme moi l’ont obtenu, mais je ne pouvais rien dire. Je vais aller voir ailleurs, peut-être que dans d’autres villes ça ira mieux”, glisse Moustapha.
La France n’a pas donné de directives claires, déplore la Cimade. “C’est l’interprétation du ministère de l’Intérieur français qui dit que ces étudiants ne sont pas dans la protection temporaire” fustige Gérard Sadik, responsable asile de l’ONG.
Cette interprétation est détaillée dans une instruction interministérielle aux préfets du 10 mars. D’autres, parmi nos voisins européens, ont fait un choix plus souple. “On est vraiment parmi les plus mauvais élèves de l’UE. L’Espagne, par exemple, s’est ouverte à tout le monde”, souligne le responsable de la Cimade.
Refus d’entrée aux frontières
Autre conséquence de cette interprétation restrictive : des premières alertes sur des blocages aux frontières de la France. Le responsable de la Cimade assure avoir eu vent de refus d’entrée d’étudiants étrangers venant d’Ukraine. “On leur a dit : ‘Vous n’avez pas le passeport biométrique ukrainien, donc c’est non’. En plus, c’était des personnes qui voulaient juste passer pour aller en Espagne ou Portugal, qui sont bien plus accueillants.”
>> À lire aussi : En Pologne, des étudiants africains fuyant l’Ukraine enfermés dans des centres de rétention
Contacté sur ce sujet précis, de même que sur la politique générale vis-à-vis des étudiants étrangers d’Ukraine, le ministère de l’Intérieur n’a pas répondu à nos questions.
Il nous a en revanche adressé la marche à suivre pour les étudiants de nationalité ukrainienne, bénéficiaires, eux, de la protection temporaire. Ces derniers peuvent tenter de reprendre leurs études, en “s’adressant à l’agence Campus France à l’adresse suivante : ukraine@campusfrance.org”.
Pas d’inscriptions dans les universités
Pour les autres, reprendre des études en France s’avère une mission impossible. Au-delà de leur statut administratif au mieux précaire (pour ceux qui ont la chance d’obtenir une APS d’un mois), au pire irrégulier, les établissements d’études supérieures bloquent.
Rien que pour la seule université Paris 8, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), au moins 150 dossiers d’étudiants exilés d’Ukraine souhaitant s’inscrire auraient été reçus. “C’est ce que la direction de l’université nous a communiqué, mais ce chiffre est sans doute encore plus gros. Encore aujourd’hui, j’ai croisé quatre nouveaux étudiants dans cette situation. Ces demandes vont encore affluer”, décrit Alexis Taïeb, militant au collectif étudiant Le Poing Levé de Paris 8.
Parmi ces 150 dossiers, l’écrasante majorité proviendrait d’étudiants de nationalité étrangère ayant fui l’Ukraine. Ukrainiens ou non, aucun de ces étudiants n’a pu s’inscrire à l’heure actuelle. “J’ai essayé de me réinscrire à l’université, mais celle-ci m’a refusé et a été obligée de me dire qu’il fallait patienter”, indique Youssef*, ex-étudiant à Odessa, dont le témoignage a été recueilli par Le Poing Levé et publié sur le site d’information Révolution Permanente.
Motifs invoqués ? “On nous a répondu que l’université n’avait pas les capacités matérielles pour les accueillir… Mais aussi que l’année était presque finie et que ça ferait peu sens. Surtout, la direction estime que le problème est d’ordre national, et n’a pas reçu de consigne de la part du ministère”, rapporte Alexis Taïeb.
Contacté à ce sujet, le ministère de l’Enseignement Supérieur n’a pas, pour l’heure, répondu à nos questions.
>> À (re)lire : Guerre en Ukraine : les pays africains s’organisent pour rapatrier leurs ressortissants
Avant le début du conflit, l’Ukraine comptait 76 500 étudiants étrangers, la majorité étant originaires d’Inde, et 20 % de pays africains. Pour le Nigeria par exemple, environ 8 000 ressortissants se trouvaient en Ukraine, dont 5 600 étudiants, selon les autorités nigérianes.
*Le prénom a été changé par les auteurs de l’article initial pour respecter l’anonymat de l’interlocuteur.