Le président américain Joe Biden a signé mardi la première loi fédérale à interdire le lynchage aux États-Unis. C’est l’aboutissement de décennies de lutte, alors que le Congrès a échoué 200 fois à s’opposer à ces crimes racistes qui ont profondément marqué l’histoire du pays.
Ils ne sont que trois à avoir voté contre : Thomas Massie, élu du Kentucky, Andrew Clyde, représentant de la Géorgie, et Chip Roy, du Texas. L’opposition de ce trio de républicains n’avait pas empêché la Chambre des représentants des États-Unis d’adopter fin février, à une écrasante majorité, une loi rendant illégal le lynchage au niveau fédéral.
Le Sénat avait ensuite validé le texte à l’unanimité et le président Joe Biden a signé, mardi 29 mars, l’Emmett Till Antilynching Act, mettant fin à plus de 100 ans de tentatives infructueuses d’interdire à l’échelle fédérale cette pratique raciste et barbare qui a profondément marqué l’histoire des États-Unis.
Environ 6 500 victimes de lynchage
“Le lynchage représentait un acte de pure terreur afin d’imposer le mensonge que tout le monde n’avait pas le droit d’être aux États-Unis, que les individus ne naissaient pas tous égaux”, a affirmé Joe Biden, peu après avoir signé le texte de loi.
L’Emmett Till Antilynching Act a été nommé ainsi en mémoire à un adolescent afro-américain, Emmett Till, qui avait été lynché en 1955 dans l’État du Mississippi après avoir été accusé d’avoir “sifflé” une femme “blanche” dans la rue. Son meurtre brutal par deux individus racistes dans le sud du pays a été l’un des actes fondateurs du mouvement pour les droits civils au États-Unis, rappelle le New York Times.
La nouvelle loi prévoit une peine de 30 ans de prison pour quiconque aurait commis un lynchage, dorénavant défini comme le fait d’avoir organisé un crime haineux qui a eu pour conséquence le décès ou des blessures graves infligées à la victime.
Cette nouvelle législation a une “portée essentiellement symbolique, d’interprétation historique”, souligne Paul Schor, spécialiste de l’histoire sociale des États-Unis au Centre d’études nord-américaines de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), contacté par France 24.
Le lynchage tel qu’il a été pratiqué après la guerre civile américaine (1865) et jusqu’à la fin des années 1950, n’existe plus. C’était un acte de terreur politique qui, afin de conforter la politique suprémaciste dans les États du Sud, a été défini “par les organisations de droits civiques comme l’exécution extrajudiciaire par plusieurs individus d’une personne accusée d’un crime”, rappelle Paul Schor. Environ 6 500 personnes, presque exclusivement des Afro-Américains, en ont été victimes sur cette période.
Ces meurtres racistes tolérés – voire encouragés – par les autorités locales pouvaient être décidés pour des faits aussi anodins que frapper à la porte d’une femme “blanche” ou ne pas s’adresser à un officier de police de l’Alabama en l’appelant “Mr”, rappelle le Washington Post.
La signature par Joe Biden de l’Emmett Till Antilynching Act vient enfin “affirmer que dans ce pays lyncher des Noirs n’est pas et n’a jamais été acceptable”, se réjouit le Washington Post dans un éditorial.
Le président américain s’est d’ailleurs attaché à accentuer cette dimension historique de la signature en “s’entourant de personnes qui sont soit des descendants de victimes de lynchage soit des représentants des mouvements des droits civiques”, note Paul Schor. Joe Biden avait notamment convié à ses côtés l’arrière-petite-fille de la journaliste et activiste Ida B. Wells qui avait été, à la fin du 19e siècle, la première à lancer une campagne pour faire interdire le lynchage.
Quelque 200 tentatives ratées d’interdire le lynchage
Mais c’est une interdiction qui intervient “scandaleusement beaucoup trop tard. Près d’un siècle trop tard”, regrette le Washington Post dans son éditorial. Le Congrès s’y est repris à plus de 200 fois avant de parvenir à adopter une loi fédérale contre cette pratique.
Les efforts législatifs ont débuté en 1900 quand George Henry White, le seul représentant afro-américain au Congrès à l’époque, avait tenté de faire interdire cette pratique à l’échelle fédérale. Mais il avait échoué face à l’obstruction des élus des États du Sud.
Un schéma qui s’est reproduit encore et encore au fil des ans, malgré le soutien de sept présidents américains aux différents projets de loi présentés devant le Congrès. En 2005, le Sénat a même décidé de s’excuser officiellement de n’avoir jamais réussi à faire interdire le lynchage.
Même le texte que Joe Biden a signé a bien failli être enterré. Il a fallu attendre trois ans avant qu’il arrive sur la table du Bureau ovale. Le sénateur républicain du Kentucky Rand Paul avait d’ailleurs fait échouer une première mouture de cette loi, car le lynchage y était défini de manière “trop large” à son goût. Il voulait, et a obtenu, que seuls les actes ayant entraîné la mort ou les blessures graves soient visés par la loi…
Des lynchages modernes ?
Historiquement, l’opposition à ces efforts antilynchage est moins venu du banc des républicains que de celui des démocrates des États du Sud. Ce sont eux qui, après la guerre civile de 1860, étaient parmi les plus ségrégationnistes, rappelle l’historien Louis P. Masur, dans un article d’opinion paru dans le Washington Post. Ils accusaient les républicains des États du Nord de vouloir faire interdire le lynchage uniquement pour s’attirer les votes des Afro-Américains…
Ces représentants des États du Sud ont d’ailleurs longtemps affirmé qu’il n’y avait aucune raison d’adopter une telle loi car des textes interdisant le lynchage existaient au niveau local. Ce qui est vrai, “sauf que personne ne le respectait”, souligne Louis P. Masur. C’est pourquoi “pendant des décennies les militants des droits civiques se sont tournés vers le gouvernement des États-Unis afin d’adopter un texte au niveau fédéral”, précise Paul Schor.
Si l’adoption de la nouvelle loi reste avant tout une manière pour le président démocrate de réparer un manquement législatif historique, le texte pourrait s’avérer de nouveau utile. Il avait été présenté au Sénat, en 2020, après les meurtres cette année-là de George Floyd par un policier et d’Ahmaud Arbery, poursuivi et abattu par trois individus alors qu’il faisait un jogging. Des faits divers racistes qui avaient, rappelle la BBC, fait apparaître le spectre d’une forme moderne de lynchage.