Les forces russes ont atteint il y a déjà plusieurs jours la banlieue de Kiev. De violents combats ont lieu quotidiennement au nord de la ville, à une trentaine de kilomètres du centre. Entre sidération, rage et larmes, ceux qui n’ont pas fui vivent au ralenti dans une ville devenue fantomatique, au rythme des sirènes et des grondements des combats. France 24 est allée à la rencontre de quelques habitants de la capitale ukrainienne.
“C’est ma thérapie”, nous confie-t-il. À peine arrivés à son domicile, une immense tour dans le sud de Kiev, Yuri Podorozhnii nous emmène sur une terrasse du 13e étage. “Tous les matins je viens voir si l’immense drapeau qui flotte sur la banque centrale d’Ukraine ainsi que la Statue de la Mère-Patrie, l’iconique monument de la ville, sont toujours là”, explique-t-il.
Avec l’invasion de l’Ukraine le 24 février, cet universitaire devenu conseiller en communication politique vit désormais seul dans son appartement. Sa femme et sa fille ont pris la route de l’exil. Après Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, puis Berlin, elles se sont réfugiées en Suède où un particulier a mis à leur disposition un appartement.
De nature joviale, Yuri poursuit son récit à toute allure, intarissable. Mais ce matin, les larmes commencent à couler sur ses joues. Son quotidien a volé en éclat : en deux semaines à peine, sa fille de 12 ans est séparée de lui et vit à des milliers de kilomètres de Kiev. Aussi absurde qu’irréel, il ne reste plus que quatre familles dans les vingt étages de son immeuble.
Rejoindre les siens n’est pas à l’ordre du jour car, avec la loi martiale instaurée le lendemain de l’invasion russe, les hommes de 18 à 60 ans ne peuvent plus quitter le pays. À 48 ans, il reste mobilisable par l’armée ou peut être sollicité par la Défense territoriale, le corps de volontaires en armes qui défend le pays.
Dans sa cuisine, il reprend ses esprits pour répondre d’une voix forte et assurée aux questions d’une télévision ukrainienne, par Skype. Fin connaisseur de la vie politique, il répète que la guerre était inévitable pour qui savait décrypter les véritables intentions du président russe. “La guerre va être longue car Poutine déteste les Ukrainiens. Tuer des Ukrainiens, c’est ce qu’il appelle la dénazification. Il ment, il manipule et ce qu’il veut vraiment, c’est instaurer un régime prorusse.” nous explique-t-il.
En préparant un repas pour le gardien de l’immeuble qui ne peut plus rentrer chez lui et dort désormais sur place, il ajoute : “nous savons résister aux Russes. Je viens de l’ouest de l’Ukraine et je me souviens des récits de mes grands-parents qui ont combattu l’armée rouge bien après la fin de la Seconde Guerre mondiale, jusqu’en 1953.”
En cette belle matinée froide, Yuri nous explique qu’il doit se rendre dans les locaux de la Défense territoriale qui lui a demandé de réaliser un “travail administratif”. Nous lui proposons de l’emmener avec notre voiture, et avant de nous quitter, au beau milieu d’une immense avenue de la capitale ukrainienne complètement vide, il nous assure que “tant que nous serons là, Kiev résistera”.
“L’amour et la rage me donnent la force d’être en vie et de vivre”
Dans un autre quartier du sud de Kiev, Natalia nous a donné rendez-vous à quelques centaines de mètres de sa maison. La jeune femme avance vers nous avec à la main, un bâton utilisé en Aïkido et nous explique immédiatement qu’il “ne peut pas me protéger des missiles mais je me sens plus calme quand je l’ai avec moi. Je me sens plus en sécurité car personne ne sait ce qu’il va se passer demain, ou même la seconde ou la minute d’après. C’est une situation très difficile.”
Nous la suivons dans ce quartier de maisons individuelles entourées de jardins potagers. En chemin, elle explique que son compagnon est militaire depuis 3 ans et qu’il combat à Marioupol, la ville du sud de l’Ukraine martyrisée par l’armée russe. “Je lui envoie un message sur Telegram tous les jours mais depuis 9 jours, je vois qu’il ne s’est pas connecté. Je n’ai aucune nouvelles et je suis très inquiète”.
Natalia, qui travaillait pour une entreprise dans le secteur agricole, nous fait entrer dans sa “maison de femmes”. Elle vit là avec sa mère, une voisine qui ne supporte pas de rester seule, une cousine de la famille qui a perdu son mari dans le bombardement de l’aéroport de Kiev au premier jour de la guerre et son fils Oleksander.
Les quatre femmes se soutiennent et s’organisent pour affronter une vie quotidienne que la guerre rend compliquée. “Nous avons de la nourriture, un sous-sol, de l’eau courante, du chauffage, Internet, le téléphone. Nous avons aussi des réserves d’eau. La plupart des magasins sont fermés, mais ici dans le quartier il y a un supermarché qui ouvre de temps en temps. J’achète ce que je trouve. Du lait, du fromage frais, de la viande, des pâtes, ça dépend des jours. On ne sait jamais quand il va ouvrir, ce que l’on va trouver. J’achète beaucoup plus que ce dont nous avons besoin car personne ne sait ce qu’il va se passer.”
La nuit, elles descendent dans la cave qu’elles ont aménagées pour dormir avec un certain confort et se préparent à une longue épreuve, car aucune n’a pour l’instant pour projet de quitter Kiev. La ville de près de 3,5 millions d’habitants s’est vidée de la moitié de ses habitants selon son maire, l’ancien boxeur Vitali Klitschko.
Natalia parle avec calme et détermination de ce quotidien fait de conserves de fruits et légumes du jardin mais aussi d’une attente insupportable. “Je ressens deux choses, c’est comme deux ailes pour moi. L’amour de ma patrie, de mon homme qui nous défend. Et aussi de la rage. Je ne comprends pas que les soldats russes et les citoyens russes ordinaires permettent de faire ça, c’est inhumain. Ces deux sentiments me donnent la force d’être en vie et de vivre.”
Du haut de ses 36 ans, Natalia semble forte et déterminée. En plus de son bâton d’Aïkido, elle nous montre une hache et une batte de baseball qu’elle a disposées dans l’entrée de la maison. Et un couteau de chasse qu’elle porte à la ceinture. Mais elle confie aussi ressentir une lourde angoisse et une sensation d’isolement quand de très fortes explosions se font périodiquement entendre.
“On ne sait pas combien de temps encore nous serons en sécurité à Kiev. C’est pour ça que tous les jours, je nettoie tout dans la maison. Parce que je sais que demain, il n’y aura peut-être plus d’eau ou d’électricité. On entend des explosions tous les jours. Je suis ici et pas au front parce que j’ai un fils de 8 ans et une mère qui ne peut presque plus bouger. Je n’ai pas le choix. Sinon je serai au front avec les hommes et les femmes qui défendent notre patrie.”
Sur les grandes avenues barrées de checkpoint et de blocs de béton, les voitures ne s’attardent pas et les rares passants font la queue devant les pharmacies et les supermarchés encore ouverts. Ce lundi, un missile intercepté par les batteries de défense aérienne de l’armée ukrainienne a partiellement détruit un immeuble du quartier d’Obolon, tout au nord de la ville, faisant au moins deux morts. Chaque jour, des détonations sourdes se font entendre au loin. Kiev retient son souffle.