Publié le : 05/11/2021
Dernière modification : 08/11/2021
En Tunisie, des centaines de familles ont perdu un fils sur la route de l’exil. Partis depuis les côtes tunisiennes, ils ont disparu en mer alors qu’ils tentaient de rejoindre l’Europe à bord de frêles embarcations. Des années après le drame, leurs mères ne parviennent toujours pas à faire leur deuil.
Leslie Carretero, envoyée spéciale en Tunisie.
Fatma vient de finir de cuisiner son couscous. Elle entre lentement dans le salon. La décoration est sommaire. Une table à manger, quelques chaises en plastique, des matelas au fond du salon qui seront installés au sol la nuit venue pour son plus jeune fils, habillent la pièce. Dans la chambre d’à côté, son mari regarde la télévision.
Habillée d’une jellaba bleue ornée de broderie et coiffée d’un tissu vert sur la tête pour couvrir ses cheveux, Fatma a les traits du visage tirés. Cette femme de 65 ans a perdu un de ses trois fils en mer en 2011. Depuis 10 ans, elle pleure sa perte.
Fatma habite à Zarzis, dans le sud de la Tunisie, à quelques kilomètres de la mer. “Il n’est pas mort, il est sûrement en Italie”, se rassure-t-elle. Le corps du jeune homme, alors âgé de 21 ans, n’a jamais été retrouvé. Il a disparu après son départ des côtes tunisiennes dans l’espoir de rejoindre l’Europe, sans prévenir ses proches. “Mais non maman, il est mort, sinon on aurait de ses nouvelles”, lui répond agacé Ali, le benjamin de la famille.
La réalité bouleverse Fatma. Elle tente de contenir ses larmes. En vain. Elle insiste pour nous emmener dans sa chambre afin de nous montrer la photo de son fils disparu. Le cadre du défunt entouré de ses parents trône au-dessus du lit conjugal.
Quelques minutes plus tard, son mari la rejoint, l’air hagard. Pas un mot ne sortira de sa bouche mais son regard triste parlera pour lui. Sans corps, difficile pour la famille de faire son deuil.
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Les époux ne sont pas les seuls dans cette situation. Depuis 2011, au moins 34 personnes originaires de Zarzis ont disparu en essayant d’atteindre l’Italie.
Et depuis le début de l’année, plus de 10 000 personnes ont rejoint ce pays depuis la Tunisie. Un chiffre en hausse de 27% par rapport à la même période en 2020. La faute à la crise économique puis à la pandémie de Covid-19 qui a accentué la précarité de la population et anéanti les rêves d’avenir de la jeunesse tunisienne.
“Je ne sais pas ce qui lui est passé par la tête”
Samia et son époux partagent la même peine. Leur fils étudiant en master à l’université de Tunis n’a plus donné signe de vie depuis le 17 février 2021. Ce jour-là, Fedi est monté dans le bateau de pêche de son cousin et n’est plus jamais revenu. “Dès que j’en parle, je sens la chaleur qui monte à l’intérieur de mon corps. Je n’aurais jamais pensé que mon fils ferait ça. Il avait tout ici, je ne sais pas ce qui lui est passé par la tête”, dit-elle au téléphone. Professeure d’histoire-géographie, elle vivait avec son mari dans une maison confortable sur la côte nord-est de la Tunisie, à Kelibia.
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Depuis le drame, les parents ont quitté la demeure familiale, trop chargée en souvenirs. Ils se sont installés dans un autre quartier de la ville. Le père est très affaibli, il ne mange plus beaucoup et a perdu beaucoup de poids.
“Ils sont restés deux mois dans l’eau”
Lorsque Jalila répond au téléphone, sa voix est faible. Ses deux fils sont morts en tentant la traversée de la Méditerranée en 2019. Agés de 22 et 24 ans, Mahdi et Heidi non plus n’avaient pas averti leurs parents de leur voyage. Un jour, sans nouvelle de ses deux garçons depuis de longues semaines, une amie lui envoie le lien d’un article de presse italien sur un naufrage en mer. Sur les photos, elle reconnait les tatouages de ses fils.
“On a retrouvé leurs corps deux mois après leur décès. Ils sont restés deux mois dans l’eau”, insiste-t-elle, la voix chancelante. Très vite, elle se met à pleurer. “Je suis désolée, je pleure tous les jours, je n’ai plus le goût à rien”.
“L’État ne nous aide pas”
La mère de famille a mis deux ans pour récupérer les corps de ses enfants et les enterrer à côté de chez elle. Jalila dit n’avoir reçu aucune aide de l’État tunisien. Tous les jours, elle frappait à la porte du ministère des Affaires étrangères, de la Migration et des Tunisiens à l’étranger. Sans jamais avoir de réponse. “Je me suis débrouillée toute seule. J’ai réussi à obtenir un visa grâce à un député tunisien et la prise d’ADN a été faite par la Croix-Rouge. Le gouvernement ne veut pas aider les mamans à retrouver leur fils”, peste-t-elle.
Jalila et Samia font partie d’une association des mères de migrants disparus. Ensemble elles “lutte[nt] contre les autorités” pour obtenir “la vérité”. “Il y a des milliers de disparus et personne ne s’occupe des familles”, râle Jalila.
Grâce à l’aide d’un collectif italien, sept mères ont passé six jours en Sicile début octobre pour prendre contact avec des avocats et tenter d’obtenir des informations. Elles ont aussi donné leur ADN dans un laboratoire conçu pour les migrants décédés. “Mais jusqu’à ce jour, je n’en sais pas plus”, souffle Samia. “Je ne sais pas s’il est vivant ou mort”.
Ces familles décimées n’ont qu’une crainte : qu’un autre enfant traverse la Méditerranée. Fatma s’inquiète pour son fils de 27 ans. À sept reprises, Ali a pris place à bord d’un canot pour atteindre l’Europe. Toutes ses tentatives ont échoué mais il reste déterminé à retenter sa chance. “Quand il ne rentre pas le soir, je comprends qu’il a pris la mer. Je ne dors pas de la nuit, je regarde mon téléphone dans l’attente d’un message de sa part”. Debout à ses côtés, Ali est affecté par la peine de sa mère mais il n’en démord pas : il ne s’arrêtera pas tant qu’il n’aura pas atteint son but.