Signe des tensions qui ne cessent de croître entre les Turcs et les près de 4 millions de réfugiés syriens qui vivent dans leur pays, Ankara a ordonné d’expulser certains auteurs de vidéos qui se mettent en scène en train de manger des bananes, une pratique devenue virale sur les réseaux sociaux.
Au moins 11 Syriens vont devoir quitter la Turquie et d’autres, sous le coup d’enquêtes, pourraient les suivre. Leur crime ? Incitation à la haine et insulte au peuple turc. Après avoir reçu des plaintes, la police turque a jugé “provocatrices” des vidéos dans lesquelles de jeunes Syriens se mettent en scène en train de manger des bananes.
Tout est parti d’un extrait de micro-trottoir tourné à Istanbul et devenu viral sur les réseaux sociaux. Dans la vidéo, un homme turc s’en prend à une étudiante syrienne, lui reprochant vertement d’acheter “des kilos de bananes” alors que lui n’aurait même pas de quoi “en manger une seule”. Une autre femme intervient et accuse les Syriens de vivre tranquillement en Turquie plutôt que de retourner se battre dans leur pays. L’étudiante a beau expliquer qu’elle n’a nulle part où aller en Syrie, rien n’y fait.
La dérision face à la xénophobie
Pour dénoncer cette xénophobie ordinaire qu’ils sont nombreux à subir, de jeunes Syriens de Turquie ont choisi la dérision – en collant le son de l’interview en question sur des vidéos d’eux en train de manger des bananes.
La courte vidéo satirique publiée par le journaliste syrien Majed Shamaa lui a valu d’être arrêté.
Turkish authorities arrested an Orient channel journalist, Majed Shamaa, for a funny video in which he asked Syrians in Istanbul what they thought about the Turkish outrage over the banana videos. pic.twitter.com/ih3gQUjuRl
— Lindsey Snell (@LindseySnell) October 31, 2021
À l’heure actuelle, il est toujours détenu à Gaziantep. Amnesty International et Reporters sans frontières (RSF) se sont mobilisés en sa faveur.
URGENT – Syrian journalist Majed Shama (@OrientNews), currently in Gaziantep, faces deportation to #Syria, where he is threatened by the government. Turkish authorities blame him for treating with derision a controversy on social media amid tensions between Turks and Syrians. pic.twitter.com/GchfGbeBJr
— RSF (@RSF_inter) November 3, 2021
D’autres Syriens se sont amusés à détourner des billets turcs ou même le drapeau national.
D’autres paraissent s’amuser des difficultés économiques que rencontre le pays en coupant en morceaux une banane pour la partager en famille.
Bazı Suriyeli kullanıcılar ise Türk Lirası’nın dolar karşısındaki değer kaybının ardından “Muz” görseli bulunan banknotlar paylaşmaya başladı. pic.twitter.com/QMKyjwHH98
— Aykırı (@aykiricomtr) October 25, 2021
En cette période de difficultés économiques, les vidéos de bananes n’ont pas amusé les Turcs – notamment ceux qui se plaignent que les réfugiés syriens et afghans prennent leurs emplois. “Le vrai problème est le danger qu’ils représentent pour l’avenir de la Turquie”, dit un éditorialiste turc.
Un fardeau pour Erdogan
Il y a dix ans, la Turquie avait ouvert en grand ses portes aux populations qui fuyaient la guerre et la répression de Bachar al-Assad en Syrie, mais elle ne s’attendait pas à ce que les réfugiés restent aussi longtemps. Depuis, la situation économique n’a cessé de s’aggraver et le fossé s’est creusé entre Syriens et Turcs. Une situation qui explique pourquoi la Turquie est si réticente aujourd’hui à accepter de nouveaux réfugiés, comme les Afghans, sur son sol.
Politiquement, les Syriens de Turquie sont devenus un fardeau pour Recep Tayyip Erdogan et son parti, l’AKP. Et le CHP, le parti de l’opposition, en profite. Dans un pays où la part de naissances étrangères reste très faible par rapport à la moyenne de l’OCDE, c’est lui qui incarne le plus le ressentiment turc à l’égard des étrangers.
Fin septembre, le gouverneur de Bolu, dans le nord-ouest du pays, a imposé un couvre-feu aux migrants de sa ville pour les inciter à “respecter la culture et les traditions de la société turque”. Quelques mois plus tôt, le maire de cette ville, lui aussi CHP, avait créé la polémique en proposant de faire payer l’eau plus cher aux étrangers. Le président du parti, Kemal Kiliçdaroglu, ne cesse de son côté de répéter qu’il veut renvoyer “ses frères syriens” chez eux.
La guerre en Syrie a d’abord été un coup de pouce électoral pour l’AKP. Les opérations militaires d’Ankara contre les Kurdes syriens ont dopé la popularité de Recep Tayyip Erdogan, tandis que l’ouverture du président turc aux réfugiés syriens était considérée, au sein de sa base électorale, comme le signe qu’il incarnait un nouveau leadership turc – humain et généreux – sur le monde musulman.
Mais la popularité d’Erdogan a été mise à mal par la crise économique et de nombreux Turcs ont perdu leur sens de l’humour. Et pour les réfugiés syriens qui vont être expulsés de Turquie, l’affaire des bananes n’est maintenant plus une plaisanterie.