À cause du réchauffement climatique, le niveau de la mer pourrait augmenter d’un mètre d’ici à 2100. Si le sujet sera largement abordé lors de la COP26 qui démarre dimanche 31 octobre à Glasgow, localement, municipalités, institutions et associations travaillent déjà à trouver des solutions. La ville de Quiberville-sur-mer, en Normandie, a opté pour une approche inédite : laisser entrer la mer dans les terres plutôt que multiplier les aménagements pour se protéger. Reportage.
Des vagues éclatent sur les galets. En arrière-plan, quelques maisons se hissent au sommet de falaises de craie. Face à la Manche, des champs à perte de vue sont traversés par la Saâne, un petit fleuve côtier. Jeudi 28 octobre, le petit village normand de Quiberville-sur-Seine (Seine-Maritime), situé à vingt kilomètres à l’ouest de Dieppe, 2 400 habitants l’été et à peine 550 âmes l’hiver, est plein de vie. Quelques touristes étrangers, des familles et des habitants des environs sont venus profiter d’une belle journée d’automne. Un grand soleil qui laisserait presque oublier l’épée de Damoclès qui plane au-dessus de cette petite commune : la montée des eaux.
Selon les dernières prévisions des experts du climat de l’ONU, si le réchauffement climatique poursuit sa trajectoire actuelle, le niveau de la mer pourrait monter d’un mètre d’ici à 2100, transformant profondément le littoral. Et Quiberville est en première ligne. “Le village est déjà menacé de submersion, côté mer, et d’inondations, depuis la Saâne, côté terre. Dans les hauteurs, on doit aussi faire face au problème de l’érosion”, détaille à France 24 Stéphane Costa, professeur à l’université de Caen et chercheur au CNRS qui étudie le recul du trait de côte [la frontière entre terre et mer] depuis trente ans en Normandie.
“Tout cela va être amplifié avec le réchauffement climatique. Non seulement la hausse du niveau de la mer va augmenter le risque de submersion, mais cela va aussi empêcher le fleuve de s’évacuer facilement. En parallèle, davantage de vagues vont venir taper dans le bas des falaises et accélérer l’érosion”, poursuit-il. “Sans compter que les grandes marées et les tempêtes vont se multiplier tout en étant de plus en plus intenses.”
Un projet inédit
Pour faire face, Quiberville fait l’objet d’un projet inédit en France. Plutôt que d’ériger des barrières ou des murs pour se protéger face aux risques, la municipalité, avec l’aide de l’Union européenne et de l’État, a décidé de “laisser entrer la mer dans les terres” et, condition sine qua non, de se lancer dans une grande recomposition de l’espace, quitte à déplacer des habitations. En résumé, le choix a été fait de s’adapter à la réalité du réchauffement climatique.
Jusque-là, la commune était protégée par une vaste route-digue créant une frontière entre la plage et la terre. Le fleuve, lui, doit passer par une “buse”, une sorte d’entonnoir, avant de se jeter dans la mer. Au loin, le bas des falaises a été bétonné sur plusieurs mètres.
À partir de 2025, cette “buse” sera remplacée par un large pont. Le fleuve pourra rejoindre la mer plus facilement et cette dernière pourra pénétrer dans les terres pendant les grandes marées.
Premier avantage avancé : atténuer les risques d’inondations. “Cette ouverture va permettre d’augmenter le débit d’évacuation du fleuve à marée basse et donc limiter le risque de crues”, explique à France 24, Régis Leymarie, délégué adjoint au Conservatoire du littoral, qui pilote le projet. “Dans l’autre sens, la mer pourra pénétrer dans les terres, mais de façon maîtrisée.”
Deuxième avantage : “Créer des zones de contact entre l’eau douce et l’eau de mer permet une explosion de biodiversité”, salue Régis Leymarie. “Nous allons reconstituer des frayères pour les poissons et des zones de nourricerie pour les oiseaux.”
À ce jour, d’autres projets de ce genre sont en réflexion en France, notamment à travers le programme Adapto, géré lui aussi par le Conservatoire du littoral. Depuis 2017, sur dix sites français, il réfléchit à une “gestion souple du trait de côte”, en rendant à la mer des territoires dont on l’avait privé. Dans la baie de Lancieux, dans les Côtes-d’Armor en Bretagne, par exemple, plutôt que de réparer une digue, le projet est de laisser l’eau entrer dans des polders agricoles pour créer des prés-salés.
De “résister” à “s’adapter”
Pourtant, pendant des années, Jean-François Bloc, maire de Quiberville depuis trente-quatre ans, n’avait qu’un mot en tête quand on lui parlait de montée des eaux : “Bétonner, bétonner et bétonner [pour] mieux résister”, explique-t-il à France 24. Au gré des intempéries, son approche a changé. “Ça m’a pris un peu de temps, mais j’ai fini par comprendre que nous ne parviendrons pas à maintenir les choses à leur place indéfiniment.
Cet enfant du pays, fils d’un boucher de la commune, a été témoin à plusieurs reprises de la fragilité des aménagements en place. En 1977, une tempête associée à de gros coefficient de marée avait fortement endommagé la digue. Vingt-deux ans plus tard, en 1999, c’était au tour de la Saâne de déborder, gonflée par de fortes pluies, provoquant d’importantes inondations. “J’ai dû aider des gens à sortir de leur maison par les fenêtres, apporter des vivres en zodiac aux habitants”, se souvient l’édile. Vestige de ces crues, des petites pancartes indiquant le niveau de l’eau lors de ces crues sont toujours installées ça et là sur certaines bâtisses de la ville.
“À chaque tempête, nous reconstruisons, en plus solide”, poursuit-il. “Mais avec la montée des eaux, et avec des phénomènes météorologiques de plus en plus forts à cause du réchauffement climatique, il est clair que cela ne peut plus suffire.”
En se baladant sur la digue, plusieurs signes viennent confirmer le constat de Jean-François Bloc. À un endroit, une pierre est totalement sortie de son axe. “Elle a été poussée par les vagues lors de grandes marées”, explique l’édile. Un peu plus loin, des fissures craquellent la route. “J’ai fini par me rendre à l’évidence. Il ne faut plus résister, il faut accepter la réalité de cette montée des eaux et s’y adapter”, insiste-t-il.
“Avec une élévation des eaux telle qu’elle est prévue par les scientifiques, le repli dans les terres sera inéluctable”, abonde Stéphane Costa. “En protégeant le littoral, on ne fait que gagner du temps.”
“En cela, le projet de Quiberville est très intéressant et novateur. Il montre qu’en anticipant on peut mettre en place des projets de recomposition du territoire intelligents et attractifs”, salue-t-il.
Le dilemme du camping municipal
Mais, avant toute chose, la première étape de cette adaptation sera de déplacer le camping municipal. Situé à quelques pas seulement de la mer, juste derrière la route-digue, il est particulièrement vulnérable aux risques naturels. “En 1999, on venait tout juste de finir de le rénover, il avait été complètement détruit. L’eau avait atteint 1,60 m, les caravanes flottaient…”, raconte Jean-François Bloc. En 2024, le camping sera ainsi totalement démantelé. Un nouveau sera construit 700 mètres plus loin dans les hauteurs de Quiberville.
S’il est convaincu qu’il s’agit de la bonne chose à faire, le maire ne cache pas son inquiétude. “Le camping est notre gagne-pain, c’est notre première source de revenus et notre principale activité économique. À lui seul, il représente huit emplois. Ce n’est pas rien pour un village comme le nôtre”, explique-t-il. “On a un important public d’habitués. Certaines personnes viennent au camping depuis plus de cinquante ans. Évidemment, pour eux, c’est une décision difficile à accepter.”
Sur l’emplacement de la future aire d’accueil, Jean-François Bloc affiche quand même un grand sourire. “Mais c’est aussi une occasion de nous renouveler. Le nouveau camping sera plus moderne, davantage tourné vers l’accueil des camping-cars. Il y aura des mobil-homes, une piscine…”, se rassure-t-il.
Sur la falaise, l’érosion inéluctable
Sur les hauteurs de Quiberville, les habitations, elles aussi, sont menacées. En cause, l’érosion qui grignote les falaises. Quand on lui évoque ce problème, Jean-François Bloc se montre bien plus défaitiste. “On peut faire tout ce qu’on veut, on ne pourra pas faire beaucoup mieux que ralentir le processus”, déplore-t-il.
“Ici, l’érosion ronge environ 40 cm de falaise par an”, explique Stéphane Costa. “En bas, les vagues viennent taper sur la falaise et la fragilisent. En haut, c’est la pression de l’urbanisation et les infiltrations d’eau de pluie qui posent problème.”
Depuis qu’il est à la tête de Quiberville, l’édile a déjà dû demander à trois familles de quitter leur domicile par mesure de sécurité. Dernière en date : juillet 2020. “Aujourd’hui, quand on vient me voir pour un projet d’achat sur la falaise, je ne mens pas. Je préviens les acheteurs qu’ils ne pourront avoir vue sur un beau coucher de soleil que pendant vingt ou trente ans.”
Au total, une quarantaine de maisons du département risquent de s’effondrer sous la pression de l’érosion, chiffrait en 2020 le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) et la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) de la Seine-Maritime.
Alors à quoi ressemblera Quiberville, dans vingt, trente ou cinquante ans ? Les falaises auront continué à reculer. Mais en contrebas, on aura “un bel espace naturel, où les touristes viendront nombreux déambuler pour observer des oiseaux migrateurs et profiter de la mer”, espèrent de concert Régis Leymarie et Jean-François Bloc.
Jeudi, au bord de la mer, les promeneurs sont plutôt curieux quand on leur fait part du projet. Certains ne cachent pas leur tristesse à l’idée de voir la commune changer, mais tous sont bien conscients de la menace de la montée des eaux. “Ce paysage nous manquera”, avoue une touriste parisienne, déjà nostalgique. “Mais c’est nécessaire”, tranche son mari. “La mer reprend ses droits et on ne pourra pas l’empêcher.”