Le sénateur démocrate Joe Manchin s’est opposé, mercredi, à l’instauration d’une nouvelle taxe sur les très riches pour financer le plan américain de relance de Joe Biden. Ce n’est pas la première fois que cet homme politique est parvenu à mettre à mal les réformes du président américain… pourtant du même bord politique.
Avec de tels alliés, pas besoin d’avoir d’ennemis. Le principal obstacle à une série de réformes voulues par le président démocrate américain Joe Biden ne vient pas de l’autre côté de l’échiquier politique, mais de ses propres rangs. Il s’appelle Joe Manchin III, le sénateur de Virginie-Occidentale, et semble décidé à faire barrage à tout ce qui, dans le programme du président américain, pourrait plaire à l’aile progressiste du parti démocrate.
Joe Manchin vient de s’opposer, mercredi 27 octobre, à une nouvelle taxe sur les super-riches proposée par le gouvernement. Une mesure censée offrir à Joe Biden un plan de financement pour son vaste programme d’infrastructures. Ironiquement, si le président a eu besoin de trouver cette idée d’une nouvelle taxe sur les grandes fortunes, c’est parce que sa proposition initiale – augmenter le taux de l’impôt sur les sociétés – avait été rejetée par quelques démocrates, dont Joe Manchin.
Le Sénat à ses pieds
Le sénateur âgé de 74 ans n’en est pas à son premier fait d’armes législatif qui provoque l’ire de Joe Biden. Il s’est aussi opposé, mardi, à une revalorisation financière du congé maternité ou paternité. Il avait bloqué la nomination, en février, de la très progressiste Neera Tanden pour diriger le budget de la Maison Blanche et avait réussi, à lui tout seul, à abaisser le niveau des indemnités chômage inscrites dans le plan de relance américain pour sortir de la crise sanitaire, adopté en février 2021.
Mais il a vraiment gagné sa réputation d’ennemi numéro 1 de l’aile progressiste de son parti et de meilleur ami démocrate des conservateurs en s’opposant encore et toujours au plan climat de la Maison Blanche. À quelques jours de l’arrivée de Joe Biden en Écosse pour le crucial sommet de la COP26, l’incapacité du président à faire voter un ambitieux programme de réductions des émissions de gaz à effet de serre à cause d’un seul et unique sénateur, qui plus est de son propre camp, est du plus mauvais effet.
Joe Manchin est, en effet, “l’homme qui contrôle le Sénat”, comme l’écrivait The New Yorker dans une longue enquête consacrée à cet homme politique en juin 2021. Son vote est devenu central dans une chambre divisée en deux, avec 50 sénateurs démocrates ou apparentés et 50 républicains. Et comme il incarne plus que n’importe quel autre démocrate l’aile centriste du parti, il est actuellement courtisé de toute part.
L’insistance de Joe Manchin à voter contre son camp n’en finit plus de hérisser le poil de ses collègues démocrates. “Le spectacle d’un représentant démocrate de l’un des États les plus pauvres, qui fait tout pour réduire les aides aux plus démunis met beaucoup de démocrates en colère. Je pense que Joe Manchin est complètement bidon et qu’il ne raconte que des conneries”, s’est emporté un élu du parti démocrate interrogé par le Wall Street Journal.
Car la Virginie-Occidentale est l’un des cinq États les plus pauvres du pays. Et Joe Manchin se présente souvent comme l’enfant du trou le plus paumé de cet état déjà peu peuplé. Il vient, en effet, de Farmington, une petite commune à quelques kilomètres de Charleston qui ne compte que 235 habitants, où son grand-père, un émigré italien, s’est installé en 1904.
Au nom du charbon roi
En un sens, Joe Manchin et Joe Biden auraient tout pour s’entendre. Tous les deux aiment à rappeler leurs origines modestes – l’actuel président ne manque pas une occasion de souligner que les médias le surnomment “Middle class Joe” (Joe, l’homme de la classe moyenne) –, tous les deux ont bâti leur fortune avant de rentrer en politique, et ils affirment avant tout être des centristes pragmatiques, préférant le dialogue bipartisan à la croisade idéologique.
Sauf qu’ils semblent être devenus les frères ennemis politiques du moment. Il y a plusieurs raisons à cet antagonisme, mais la principale tient aux liens, avérés et revendiqués par le principal intéressé, entre Joe Manchin et les industries du secteur des énergies fossiles.
Avant de devenir sénateur, ce natif d’un État qui a longtemps été le poumon minier du pays a bâti une partie de sa fortune en tant que négociant en charbon à la tête d’Enersystem, une entreprise qu’il a fondée en 1988. Même s’il a cédé la tête du groupe à son fils lorsqu’il est entré en politique, Joe Manchin y détient toujours des actions valant plus d’un million de dollars.
Joe Manchin a donc un intérêt très personnel à ce que le secteur des énergies fossiles se porte bien. Il est, en outre, le sénateur qui a reçu le plus de financements de campagne de la part des industries du pétrole et du gaz, d’après le site OpenSecret qui traque les montants dépensés par les lobbys à Washington.
Pas étonnant, dans ces conditions, que ce politicien s’oppose fermement à des projets de loi qui font la promotion des énergies renouvelables et prévoient de payer les industries polluantes pour qu’elles ferment leurs usines, dont une part non négligeable se trouve encore en Virginie-Occidentale.
Obsédé par le compromis bipartisan
Cela n’explique pas l’opposition de Joe Manchin à de nombreuses autres mesures ou nominations proposées par l’administration Biden. Pour le New Yorker, l’attitude du sénateur tient à son obsession pour le compromis bipartisan.
Il a ainsi voté avec les républicains en faveur de la nomination très controversée de Brett Kavanaugh, accusé d’agressions sexuelles, à la Cour suprême en 2018, au nom de cette conviction qu’il ne fallait jamais couper les ponts avec le camp adverse, rappelle le New York Times.
Et lorsque Joe Biden a présenté, en juin 2021, son projet de loi pour protéger le droit de vote, Joe Manchin s’y était opposé assurant “qu’une législation sur des sujets aussi importants que le droit de vote devait résulter d’un accord bipartisan”. Cette opposition avait offert une importante victoire aux Républicains qui, dans plusieurs États comme le Texas, ont fait passer des lois visant à restreindre le droit de vote.
Pour les autres démocrates, chaque fois que Joe Manchin s’oppose au président au nom du consensus bipartisan, il fait le jeu d’un parti républicain qui, dans cette ère post-Donald Trump, n’en a plus rien à faire de cette notion. “Il faudra qu’il m’explique pour quelle raison je devrais chercher à tomber d’accord avec un parti dont le principal message politique aujourd’hui repose sur le mensonge selon lequel l’élection aurait été ‘volée’ par les démocrates”, s’interroge Walt Auvil, un autre démocrate de Virginie-Occidenale, interrogé par le New Yorker.
Aux yeux de ses détracteurs, Joe Manchin représente un vestige d’un autre temps où il était encore possible de négocier avec l’adversaire politique. Et ce vestige empêche, presque à lui tout seul, la première puissance du monde d’aller de l’avant avec les réformes proposées.