En liant le sort du juge d’instruction libanais Tarak Bitar, qu’ils veulent voir dessaisi de l’enquête sur les explosions du port de Beyrouth, à celui du gouvernement du Premier ministre Najib Mikati, les ministres proches du tandem chiite composé du Hezbollah pro-iranien et du mouvement Amal, paralysent l’exécutif.
Formé le 10 septembre après treize longs mois de vide politique et en plein naufrage économique du Liban, le gouvernement du Premier ministre Najib Mikati risque déjà l’implosion. Alors qu’il devait se concentrer pour lancer les réformes afin de tenter de sortir le pays du Cèdre de la crise, le cabinet se retrouve paralysé par des tensions politiques autour du dossier de l’enquête sur l’explosion dévastatrice et meurtrière au port de Beyrouth, survenue le 4 août 2020.
Des tensions à l’origine des violences meurtrières qui ont eu lieu le 14 octobre à Beyrouth, en marge d’une manifestation organisée par le Hezbollah et son allié, le mouvement Amal, pour réclamer le dessaisissement du juge Tarek Bitar, en charge de l’enquête.
Pourtant, au moment même où la situation dérapait dans la rue et que le Liban renouait avec des images lui rappelant certains épisodes sanglants de la guerre civile (1975-1990), la Cour de cassation a rejeté, le 14 octobre, les plaintes déposées par certains anciens ministres à l’encontre de Tarek Bitar, lui permettant de reprendre ses investigations dans l’affaire des explosions au port de Beyrouth.
“D’un point de vue légal tout est clair puisque conformément aux décisions rendues par les différentes cours libanaises, saisies ces dernières semaines, le juge Tarek Bitar reste en charge, explique Antoine Sfeir, avocat à Beyrouth et à Paris, et professeur de droit international à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, interrogé par France 24. C’est du point de vue politique que cette question est devenue explosive pour le gouvernement”.
Malaise au sein même du gouvernement
Et pour cause, le tandem politique chiite a porté son bras de fer contre le juge Tarek Bitar à l’intérieur même du Conseil des ministres.
Les ministres proches de ces deux partis ont notamment demandé, le 12 octobre, qu’une position soit prise en Conseil des ministres sur le dessaisissement du juge d’instruction, qu’ils accusent d’être politisé et d’avoir lancé des mandats d’arrêt contre d’anciens ministres proches du Hezbollah, dont Ali Hassan Khalil, lui-même cadre dirigeant du mouvement Amal.
Cette initiative a provoqué un débat animé sur la séparation des pouvoirs au sein du cabinet, au point que la séance a dû être levée. Selon les médias libanais, la réunion qui était prévue le lendemain avait été reportée pour éviter une nouvelle crise, alors que des rumeurs ont fait état d’un chantage à la démission de la part des ministres chiites si une décision concernant le juge n’était pas prise par le gouvernement.
Signe du malaise au sein de l’exécutif, Gebran Bassil, le chef du Courant patriotique libre (CPL), la principale force chrétienne au sein du Parlement et allié politique du Hezbollah, a apporté un soutien implicite au juge. “Le CPL est pour la poursuite de l’enquête, la révélation de la vérité et traduire les responsables devant la justice”, a-t-il déclaré.
De son côté, le ministre libanais de la Justice Henry Khoury avait exprimé samedi son soutien au magistrat, affirmant qu’il avait le droit de convoquer toute personne qu’il souhaitait, selon la télévision Al-Jadeed.
Il a rappelé qu’il n’avait pas le pouvoir de remplacer Tarek Bitar, qui avait été la cible au cours du mois de septembre de menaces proférées par un haut-responsable du Hezbollah, qui semble obsédé par cette enquête alors que les rumeurs selon lesquelles le mouvement politico-militaire serait impliqué dans le stockage des tonnes de nitrate d’ammonium, à l’origine des explosions du 4 août 2020, circulent toujours au Liban.
Lundi 11 octobre, dans un discours télévisé, le Secrétaire général du parti pro-iranien, Hassan Nasrallah, avait lui-même une nouvelle fois attaqué le juge en l’accusant “de faire du ciblage politique”, et en le soupçonnant “de ne pas vouloir révéler la vérité”.
“Nous en avons assez de toi. Nous irons jusqu’au bout avec les moyens légaux, et si cela ne fonctionne pas, nous allons te déboulonner”. Tel est le message qui aurait été envoyé, selon plusieurs médias libanais, par Wafic Safa, le chef de l’appareil sécuritaire du Hezbollah, et transmis au juge par l’intermédiaire d’un journaliste dont l’identité est restée secrète.
Placé dos au mur par les pressions politiques internes d’un côté et par la volonté populaire des familles de victimes qui restent attachées au juge Bitar, le Premier ministre Najib Mikati a écarté pour sa part toute idée de démission. Il a néanmoins confié au site d’information Al-Modon, dans un entretien publié dimanche, qu’il ne convoquera pas de Conseil des ministres “avant d’avoir trouvé une solution”.
Le Premier ministre a refusé de prendre position contre le système judiciaire, dont les décisions vont, jusqu’ici, dans le sens du magistrat, qui sera reçu par le Conseil supérieur de la magistrature mardi pour être entendu sur le déroulement de l’enquête. “Je ne vais pas me mêler du travail de la justice. (…) J’en ai informé tout le monde en leur disant que je ne me mêlerai pas du travail du juge d’instruction près la Cour de justice Tarek Bitar”, a indiqué Najib Mikati à Al-Modon.
“Si vous exigez la justice, vous récolterez une autre guerre civile”
“Si le Premier ministre et d’autres responsables semblent soutenir le juge, c’est bien parce qu’il subit une pression populaire qui émane d’une population qui a soif de justice, explique Mona Fawaz, professeure à l’Université américaine de Beyrouth et membre de Beirut Madinati, l’un des groupes de la société civile actifs au sein du soulèvement du 17 octobre 2019.
“Les Libanais ont perdu confiance dans la plupart des institutions du pays qui sont phagocytés depuis une trentaine d’années par la même classe politique corrompue, confie-t-elle à France 24. Et aujourd’hui nous assistons à une tentative de porter atteinte à l’indépendance de la justice, et précisément dans ce cas précis à celle de l’enquête sur les explosions du 4 août 2020, qu’un grand nombre d’entre nous considèrent comme le résultat de la négligence de l’élite politique”.
Elle dit percevoir l’affrontement politique autour de l’enquête et du juge Bitar, qui s’est matérialisé dans les combats de rue le 14 octobre, “comme une attaque orchestrée et organisée par les partis politiques” dans le but d’envoyer un message à la population libanaise : “Si vous exigez la justice, vous récolterez une autre guerre civile”.
Le conflit politique autour du juge Bitar s’est transformé en conflit sécuritaire dans la rue au moment même où il faut tout faire pour éviter une démission du gouvernement “qui serait à même d’enterrer les derniers espoirs d’un sursaut économique, souligne de son côté Antoine Sfeir.
“Cela prouve bien que le système politique libanais traverse une crise, et dans lequel le moindre désaccord autour d’une question économique, sécuritaire ou judiciaire a des répercussions existentielles pour le gouvernement”.