Alors qu’au moins six personnes ont été abattues lors d’un rassemblement, jeudi, à Beyrouth, pour réclamer le dessaisissement du juge Tarek Bitar, en charge de l’enquête sur l’explosion dans le port, le Hezbollah pointe du doigt la responsabilité des Forces libanaises. Cet épisode meurtrier ravive le spectre des violences communautaires qui avaient agité le Liban durant la guerre civile (1975-1990).
Des tirs d’origine inconnue ont visé, jeudi 14 août, une manifestation organisée par le Hezbollah et le mouvement Amal contre le juge Tarek Bitar, chargé de l’enquête sur les explosions au port de Beyrouth. Ces violences ont fait six morts dans la capitale libanaise, selon le ministre de l’Intérieur, Bassam Mawlawi, et 30 blessés, indique la Croix-Rouge.
Pendant plusieurs heures, le quartier Tayouneh s’est transformé en zone de guerre et l’armée libanaise s’est finalement déployée massivement dans le secteur, menaçant de tirer sur quiconque descendrait dans la rue.
“Le Hezbollah accuse les milices chrétiennes (les Forces libanaises, qui démentent les accusations du mouvement chiite, NDLR) d’être responsables de ces tirs contre les manifestants. Le problème, pour le moment, c’est qu’il n’y a aucune preuve de rien”, explique Bruno Daroux, chroniqueur international à France 24. “Tout ce qu’on sait, c’est que tout cela est parti du fameux quartier Tayouneh, à la lisière entre zone chrétienne et zone chiite, alors que les manifestants pro-Amal et pro-Hezbollah se rendaient vers le palais de justice de Beyrouth pour demander le dessaisissement définitif du juge Tarek Bitar.”
Le rassemblement à l’appel des mouvements chiites, jeudi matin, faisait suite à la décision de la Cour de cassation de rejeter les plaintes d’anciens ministres à l’encontre de Tarek Bitar, lui permettant de reprendre ses investigations dans l’affaire des explosions au port de Beyrouth.
Heurts à Beyrouth en marge d’une manifestation : le Hezbollah veut “se débarrasser du juge Bitar”
Mardi, le juge libanais avait émis un mandat d’arrêt contre le député et ex-ministre des Finances Ali Hassan Khalil, membre du mouvement chiite Amal, allié du Hezbollah. Mais il avait été aussitôt contraint de suspendre son enquête après de nouvelles plaintes déposées par Ali Hassan Khalil et un autre député et ex-ministre d’Amal, Ghazi Zaayter, qu’il souhaitait interroger.
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“Cela rappelle la guerre civile au Liban”
Fin septembre, dans une lettre au procureur général près la Cour de cassation, Tarek Bitar avait confirmé avoir reçu des menaces.
“Le Hezbollah, depuis trois-quatre mois déjà, menace de façon à peine voilée et parfois explicite le juge Bitar pour se précipiter à la rescousse de certains de ses alliés, mais cela semble prendre aujourd’hui des proportions beaucoup plus dramatiques, puisque cela pourrait conduire à une véritable escalade de la violence dans les rues de Beyrouth”, explique à l’antenne de France 24 Karim Émile Bitar, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).
Selon l’analyste politique, les événements de jeudi “rappellent la guerre civile des années 80 au Liban”. Et il poursuit : “C’est véritablement dangereux et c’est un coup de force contre le système judiciaire que sont en train de mener le Hezbollah et ses alliés du mouvement Amal, alors même que le juge avait parfaitement suivi les procédures. Tarek Bitar a une réputation d’intégrité (…). Nous sommes en présence d’une oligarchie de partis politiques qui s’accroche coûte que coûte au pouvoir. Ils n’ont pas voulu d’une enquête internationale, ils semblent ne pas vouloir non plus que le juge local puisse mener à terme son enquête.”
Ces violences réveillent d’autant plus le spectre des années 80, durant lesquelles les Forces libanaises et le Hezbollah furent deux acteurs majeurs du conflit, qu’elle se sont déroulées à Tayouneh, où passait l’ancienne “Ligne verte”, qui séparait les quartiers chiites et chrétiens.
“On se demande comment cela va s’arrêter”
Par ailleurs, la manifestation s’est déroulée à l’endroit même où se regroupent régulièrement les proches des victimes des explosions pour demander que l’enquête du juge Bitar avance.
“Le juge Bitar est un espoir ténu, il est difficile dans ce pays d’avancer sur le terrain de la justice”, explique à l’antenne de France 24 Rony Mecattaf, qui a survécu aux explosions du 4 août 2020. “On ne sait pas si du jour au lendemain cette enquête va effectivement aboutir ou même si on permettra au juge de mener ne serait-ce qu’un début d’enquête. Plus d’un an après, nous n’en savons toujours pas grand-chose.”
Ce citoyen libanais psychothérapeute s’inquiète de l’épisode meurtrier qui a touché Beyrouth jeudi. “Je ressens beaucoup de tristesse”, explique-t-il. “Cela fait des mois que je vois défiler dans mon cabinet des personnes en proie à l’angoisse du futur, et là, c’est comme si cette peur se concrétisait. (…) C’est vraiment effrayant et on se demande comment cela va s’arrêter.”
La France, qui s’est fortement impliquée pour permettre la formation d’un gouvernement et la reconstruction du pays, dont l’économie est au bord de la faillite, a appelé à “l’apaisement”.
“La justice libanaise doit pouvoir travailler de manière indépendante et impartiale dans le cadre de cette enquête, sans entrave et avec le plein soutien des autorités libanaises”, a ajouté Anne-Claire Legendre, porte-parole du Quai d’Orsay. “Les Libanais attendent que toute la lumière soit faite sur l’explosion du port. Ils ont droit à la vérité”.
Karim Émile Bitar rappelle que ces événements arrivent après une contraction du PIB du Liban “de près de 40 %” et “un appauvrissement généralisé de la population libanaise”. Et de conclure : “Si vous rajoutez à cela les ressentiments communautaristes sur lesquels jouent les extrémistes, cela donne un cocktail explosif et fait que le Liban pourrait être à l’aube d’une nouvelle ère particulièrement sombre.”
Avec AFP et Reuters