La maire de Paris, Anne Hidalgo, a reçu en septembre le feu vert du gouvernement pour ouvrir quatre nouvelles “salles de shoot” dans la capitale. Mais ces nouveaux projets se heurtent à l’hostilité des habitants du 10e arrondissement.
C’est un beau soleil d’automne qui inonde la capitale, en cette fin septembre. En temps normal, les habitants de Bonne-Nouvelle, quartier branché et animé du 10e arrondissement de Paris, profitent des derniers rayons pour flâner dans les parcs ou s’attabler à la terrasse des nombreux cafés qui jonchent des boulevards. Mais ce jour-là, des centaines d’habitants sont descendus dans la rue pour dire leur colère.
Sur les pancartes qu’ils brandissent, des slogans comme “Paris Nord va cracker” ou “10e arrondissement, l’overdose”. Des jeux de mots plaisants, qui tranchent avec l’exaspération des riverains. “Nous ne sommes pas un laboratoire d’expérimentations”, lance Marie-Luce, une manifestante parisienne. “Et si la salle de shoot permet, comme j’ai entendu dire sur des plateaux télévisés, une ‘intelligence collective et une solidarité’, que ces gens qui connaissent le bien pour les autres se l’appliquent à eux-mêmes. Qu’on installe les salles de shoot chez eux. Et qu'(Anne) Hidalgo [la maire de Paris, NDLR] installe la salle de shoot à l’Hôtel de ville.”
Constance, une autre manifestante portant son bébé en écharpe, est tout aussi remontée contre le projet. “Si c’est pour emmener mon petit bébé au parc au milieu des drogués, ce n’est pas envisageable.” “C’est inacceptable !”, lance, plus vindicatif, Léo, un autre manifestant. “Ils mettent tout le monde en danger dans la plus belle ville du monde.”
“Cool ! Après l’école, j’ai du crack !”
Pour comprendre les raisons de leur colère, il faut se tourner vers la maire socialiste de Paris qui défend le projet. Le 15 septembre, le Premier ministre français Jean Castex a autorisé la mairie socialiste à créer quatre SCMR, comprendre “salle de consommation à moindre risque” ou encore “salle de consommation à faible risque” dans la capitale. Avec ces espaces dédiés à la consommation de drogue, Anne Hidalgo espère en effet venir à bout des problèmes de toxicomanie, et notamment de consommation de crack, qui gangrènent la ville. Ces lieux offrent aux toxicomanes un environnement sûr et disposent de matériel propre.
Problème : la municipalité, qui a déjà installé la première salle de shoot parisienne dans le 10e, en prévoit une nouvelle dans le même arrondissement. En effet, le seul espace sécurisé pour toxicomanes de la ville se trouve actuellement à deux pas de la gare du Nord. La salle de trop pour les riverains. Si certains habitants du quartier ne sont pas opposés au principe des SCMR dans Paris, ils ne souhaitent pas voir se multiplier ces salles dans leur arrondissement. D’autant que le 10e figure parmi les arrondissements les plus pauvres de Paris et connaît ses propres problèmes de criminalité. “C’est un quartier qui se remet tout juste sur pied, où je peux sortir le matin, emmener mon enfant à l’école, où tout va bien. C’est calme, comme un petit village”, raconte Federico, un manifestant, père d’un enfant tenant une pancarte indiquant : “Cool ! Après l’école, j’ai du crack !”, “Malheureusement, cela risque de changer si nous avons un afflux de personnes en souffrance.”
Des shoots en toute sécurité
À quelques encablures de la manifestation se trouve la première salle de shoot de la ville. Elle est gérée depuis son ouverture en 2016 par l’association Gaia. À l’intérieur, un petit accueil aux murs recouverts d’informations et explications à l’adresse des nouveaux utilisateurs. Puis, une grande salle toute en longueur bordée de cabines numérotées, où les toxicomanes peuvent s’injecter les substances prohibées. Dans chaque box, une poubelle destinée aux déchets dangereux, comme les aiguilles usagées. Et au milieu de la pièce, un large choix d’aiguilles de différentes tailles, ainsi que des garrots pour faciliter l’injection, à disposition des utilisateurs.
Dans la pièce attenante, la “salle d’inhalation”, où les toxicomanes peuvent fumer du crack ou d’autres drogues, fermée ces derniers mois en raison de la pandémie de Covid-19. Plus loin, un espace détente avec une table basse, des canapés et une petite collection de livres en différentes langues où les gens peuvent se relaxer avant ou après la prise de drogue. Si les consommateurs sont autorisés à partager leurs drogues entre eux, des affiches épinglées aux murs rappellent aux visiteurs que le commerce de drogue est interdit.
Environ 400 à 450 utilisateurs par mois
Pour Kamel, 43 ans, consommateur d’héroïne depuis l’âge de 11 ans, cette salle offre une pause salutaire pour tous les toxicomanes contraints de faire leurs injections dehors. “Il y a moins de risques à se piquer ici que dans la rue”, explique le quadragénaire. “On n’a pas à se préoccuper de la police, des autres personnes qui vous regardent”, explique-t-il, quelques instants après son passage dans l’une des cabines d’injection. Même si vous prenez de la drogue depuis des années, vous pouvez toujours faire des erreurs lors de l’injection. Ici, ils vous diront : ‘attention, vous allez vous blesser. C’est mieux de le faire comme ceci ou cela’.” Autant de raisons qui font que ces espaces ne désemplissent pas de la journée. “Nous avons en moyenne 400 à 450 personnes différentes chaque mois. […] La salle est quasiment pleine tout le temps”, explique José Matos, responsable de l’association Gaia.
Le personnel médical, présent sur le site pour tester et traiter divers problèmes de santé comme le VIH et les hépatites, ne parvient pas à suivre la cadence des allers et venues. “Pour le moment, nous n’arrivons pas répondre à la demande”, explique Simon Bringier, qui dirige l’infirmerie. “C’est très compliqué de s’occuper de tout le monde. Nous aurions vraiment quelque chose à gagner en termes de santé publique en augmentant la capacité d’accueil.” Autre limite, les horaires. L’espace ferme tous les soirs à 20 h 30, ce qui signifie que les toxicomanes se retrouvent souvent le soir ou la nuit à devoir se shooter dans les parcs et rues de la capitale.
La France à la traîne
Avant sa fermeture forcée à cause du Covid-19, c’était la salle d’inhalation qui était la plus demandée, selon le responsable association. Rien de surprenant quand on connaît les récents problèmes de dépendance au crack à Paris. Malgré un plan antidrogue de 9 millions d’euros mis en œuvre il y a trois ans par la municipalité, le crack continue d’être toujours visible dans les rues de la ville et dans ses parcs, en particulier dans le nord-est de la capitale.
Un récent rapport demandé par le gouvernement a révélé que les “crackers” franciliens sont aujourd’hui environ 13 000. Jusqu’à récemment, beaucoup d’entre eux étaient regroupés dans les Jardins d’Éole, un parc du 18e arrondissement de la ville, pour tenter de les éloigner de la rue. Mais le mois dernier, la police a évacué les toxicomanes du parc devant la colère croissante des résidents. Depuis, on n’a fait que déplacer le problème vers une autre partie de la ville.
Pourtant, les défenseurs des SCMR assurent que ces sites d’accueil pourraient fournir une solution à long terme. Le gouvernement français s’y montre d’ailleurs favorable. La semaine dernière, faisant écho à Anne Hidalgo, le ministre de la Santé, Olivier Véran, a annoncé son intention d’ouvrir deux nouvelles SCMR par an dans l’Hexagone. À ce jour, la France ne dispose que de deux salles dans toute la France, à Paris et à Strasbourg. Un chiffre bien dérisoire en comparaison des autres pays européens. “Il y en a 35 en Allemagne, par exemple, beaucoup aux Pays-Bas, en Suisse. Et ça marche, toutes les études internationales qui ont été faites montrent que les effets positifs des salles de shoot”, souligne le responsable associatif.
Des rues plus sûres
L’expérimentation des SCMR, même limitée, a donné des résultats prometteurs. Une étude publiée en début d’année par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) à partir des sites de Paris et de Strasbourg, a révélé que ceux qui fréquentent les SCMR sont moins susceptibles de faire une overdose, de contracter des maladies infectieuses comme le VIH et même de commettre des délits. “En soi, les résidents ne devraient rien avoir à craindre si une nouvelle salle ouvrait ses portes”, plaide José Matos. “Selon la police, Il y a beaucoup moins de problèmes de sécurité dans le quartier depuis qu’il y a cette salle. Il y a moins de seringues dans la rue, on gagne donc en sérénité. Et puis cela fait sortir les gens de la rue.”
Malgré de tels arguments, trouver des zones de la ville où les SCMR ne sont pas rejetées relève du défi. Les autorités parisiennes ont déjà dû abandonner l’idée d’un site proposé dans le 20e arrondissement après que des résidents locaux se sont plaints qu’elle était trop proche d’une école. En manifestant, les résidents du 10e espèrent bien connaître la même issue.
Traduit de l’anglais par Aude Mazoué, lire l’original ici.