La Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église catholique rendra, mardi, le rapport pour lequel elle enquête depuis deux ans et demi. Commandé par l’Église, ce document dévoilera notamment le nombre de victimes de prêtres ou de religieux en France depuis les années 1950. Un rapport très attendu pour “réparer”, mais aussi amorcer un changement au sein des institutions ecclésiastiques.
“Faire la vérité, c’est comme une opération à cœur ouvert : vous risquez votre peau, mais si vous ne le faites pas, vous risquez de mourir.” C’est ainsi que Sœur Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref) explique à France 24 l’extrême importance du rapport sur la pédocriminalité dans l’Église catholique, qui sera dévoilé, mardi 5 octobre.
Après deux ans et demi de travaux, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), présidée par Jean-Marc Sauvé, va dévoiler les résultats de son travail dans un rapport de quelque 2 500 pages, très attendu par les victimes, mais aussi par la Conférence des évêques de France (CEV) et la Corref, qui l’avaient commandé, fin 2018.
Jean-Marc Sauvé avait déjà rendu publics, dimanche à l’AFP, des chiffres issus de ce rapport. Selon ce dernier, le nombre de prédateurs recensés est de “2 900 à 3 200″ hommes – prêtres ou religieux –, une “estimation minimale”, précise-t-il.
À la veille de la présentation des conclusions de la Ciase sur le sujet, Sr Véronique Margron souligne le caractère indispensable d’un tel rapport, qui constitue selon elle la première étape de la “justice réparatrice”.
“Il fallait chiffrer, mais aussi documenter, comprendre ce qui a failli dans la gouvernance [de l’Église catholique], dans la formation, et tout ce qui a participé de l’omerta, du silence, du secret et de la minimisation des faits”, dit-elle à France 24. “Il faut que l’on regarde tout cela en face si l’on veut pouvoir le changer. C’est aussi terrible que fondamental.”
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Culture du secret et excès de sacralisation
Pour ses travaux, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église a fait de la parole des victimes “la matrice de son travail”, selon Jean-Marc Sauvé. Un appel à témoignages, ouvert durant 17 mois, a permis de recueillir pas moins de 6 500 appels ou contacts de victimes ou proches. Quelque 250 auditions longues ou entretiens de recherche ont ensuite été donnés, et une vaste enquête, assortie d’une plongée dans de nombreuses archives (notamment de l’Église et des ministères de la Justice et de l’Intérieur), a été lancée avec l’Inserm afin de mesurer les violences sexuelles sur l’ensemble du territoire français.
“Depuis plusieurs années, nous essayons de faire quelque chose sur ces tragédies et ces crimes”, explique Sr Véronique Margron, qui concède que les efforts de l’Église ont été jusqu’ici “maladroits” et “parcellaires”.
Fin 2018, alors que l’affaire Preynat secoue les sphères judiciaires et ecclésiastiques depuis déjà deux ans, la nécessité de comprendre les mécanismes de la pédocriminalité dans l’Église catholique ne peut toutefois plus attendre. “Nous ne pouvions plus être juge et partie”, exprime la présidente de la Corref. “Quelle que soit notre bonne volonté ou notre compétence, le seul fait d’être dedans rendait ce travail impossible, il fallait proposer une commission indépendante.”
La Ciase se donne ainsi pour mission de recenser le nombre de victimes et de comparer la prévalence des violences sexuelles dans l’Église à celle identifiée dans d’autres institutions, telles que les associations sportives, à l’école et dans le cercle familial.
Poids du cléricalisme, omerta sur les phénomènes d’emprise… la commission a également évalué les “mécanismes, notamment institutionnels et culturels”, qui ont pu favoriser cette pédocriminalité. “Ce sont des corrélations, et non une cause unique”, explique Sr Véronique Margron, évoquant avant tout “la culture du secret” et l”‘excès de sacralisation des prêtres et religieux”.
“Si vous êtes dans une situation de surplomb, vous êtes comme dispensé de la loi”, poursuit la religieuse. “Tous ces éléments ont participé à ces crimes et au fait que ceux-ci aient été dissimulés ou tellement minimisés qu’on ne voyait même pas que c’étaient des crimes : on considérait ça comme des péchés – qui est une catégorie théologique donc très interne –, ou comme des gestes déplacés. Or, un viol, c’est un crime, ce n’est pas un geste déplacé.”
“Justice réparatrice”
Le diagnostic fait, la Commission doit énumérer, mardi, 45 propositions qui toucheront à plusieurs domaines.
En sa qualité de mandant, la Corref a déjà obtenu des retours de la part de la Ciase et réfléchit au chantier à mettre en place pour la mise en œuvre de cette “justice réparatrice”.
La présentation du rapport constitue la première étape. “Il s’agit de regarder le désastre en face”, affirme Sr Véronique Margron. “Ce n’est jamais facile de regarder un désastre, surtout quand c’est un désastre commis dans votre propre maison”, poursuit-elle, évoquant la nécessité de “prendre les décisions les plus justes possibles, aujourd’hui où il est déjà si tard”.
Le travail effectué par la Ciase a en effet consisté à enquêter et recueillir des informations remontant jusqu’en 1950. Nombre de crimes commis alors sont aujourd’hui prescrits, nombre de prédateurs sont désormais décédés.
En juin 2020, Jean-Marc Sauvé avait donné une estimation provisoire d’au moins “1 500 auteurs” et pas moins de “3 000 victimes”. Presque un an plus tard, ce dernier chiffre a été largement revu à la hausse, l’enquête révélant “au moins 10 000 victimes” selon “une fourchette basse”. Une estimation “qui tient au fait que nous avons la conviction aujourd’hui que l’appel à témoignages n’a pas pu toucher toutes les victimes”, analysait alors Jean-Marc Sauvé auprès de Franceinfo.
Pour la présidente de la Corref, la présentation de ce rapport, mardi, pourrait justement permettre de libérer la parole de bien d’autres victimes. “La première décision, c’est de faire en sorte que des victimes qui n’ont pas encore pu parler puissent le faire dans les conditions les plus sûres et les plus professionnelles”, dit-elle. Parallèlement, la réflexion se concentre également sur les réparations. “Comment réparer l’irréparable ? Aucun de nous ne peut réparer une vie, mais ce n’est pas pour autant qu’il ne faut rien réparer du tout”, poursuit Sr Véronique Margron.
De son côté, l’épiscopat a déjà pris les devants en promettant un dispositif de “contributions” financières, versées à partir de 2022, mais qui ne fait toutefois pas l’unanimité chez les victimes.
“Les recommandations de la Ciase sont liées à ce qui a défailli hier”, conclue Sr Véronique Margron, qui ajoute qu’une Assemblée générale aura lieu en novembre prochain afin d’ajuster la politique de la Corref et mettre en place les réparations.
D’ici là, la religieuse rappelle que la première étape pour amorcer le changement est de regarder la vérité, et les victimes, droit dans les yeux. “Si on ne le fait pas, on est sûrs de rester dans le mensonge, et donc dans une trahison totale de l’évangile”, dit-elle. “Comme les opérations à cœur ouvert, ce sont des opérations éminemment risquées, mais indispensables pour qu’il n’y ait plus de victimes.”