En charge de l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth le 4 août 2020, le juge Tarek Bitar a suspendu ses investigations lundi, après une plainte déposée contre lui.
Le juge Tarek Bitar chargé de l’enquête sur la double explosion gigantesque au port de Beyrouth a dû suspendre ses investigations, lundi 27 septembre, après une plainte d’un ex-ministre. Des ONG et des proches des victimes déplorent un nouveau cas flagrant d’obstruction politique.
De l’aveu même des autorités, la déflagration le 4 août 2020 a été imputée au stockage, sans mesures de précaution depuis fin 2013, d’énormes quantités de nitrate d’ammonium au port. Elle a fait plus de 200 morts, plus de 6 500 blessés et dévasté des quartiers entiers de la capitale libanaise.
Tarek Bitar a été notifié d’une plainte déposée contre lui par l’ex-ministre de l’Intérieur Nohad al-Machnouk, soupçonné de “négligence et manquements” dans l’enquête sur la double explosion. Nohad al-Machnouk réclame le dessaisissement du juge en évoquant un vice de forme sur la base d’un article constitutionnel qui stipule la poursuite des ministres et responsables par la seule Haute cour de justice.
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Le juge “Bitar suspend son enquête (…) jusqu’à ce que la cour d’appel de Beyrouth décide d’accepter le recours (de Nohad al-Machnouk) ou de le rejeter”, a indiqué à l’AFP une source judiciaire.
Pointées du doigt pour négligence criminelle, les autorités ont rejeté toute enquête internationale. L’enquête locale continue elle de piétiner, la classe dirigeante étant accusée de tout faire pour la torpiller et éviter des inculpations dans un pays où sévit “la culture d’impunité” selon des ONG.
De hauts responsables politiques, sécuritaires et judiciaires étaient conscients des dangers de la substance hautement volatile au port mais n’ont pris aucune mesure préventive. Et ce drame a enfoncé dans l’abîme le pays, où la classe politique inchangée depuis des décennies est accusée aussi de corruption, d’incompétence et d’inertie.
Le Liban “ne peut faire face au dessaisissement d’un autre juge”
Le prédécesseur du juge Bitar, Fadi Sawan, a été dessaisi en février de ses fonctions après l’inculpation de plusieurs responsables.
Le juge Bitar risque lui aussi d’être écarté. Depuis quelques semaines, il est au cœur d’une campagne de dénigrement et a été même menacé par un haut responsable du mouvement armé chiite pro-iranien Hezbollah, maître du jeu au Liban, selon des médias locaux.
Dans une interview à une télévision locale, le Premier ministre Najib Mikati a dit espérer que la cour rejetterait la suspension car le Liban “ne peut faire face au dessaisissement d’un autre juge”. Mais il a aussi accusé le juge Bitar de “violer la Constitution” dans les poursuites engagées contre certains responsables.
La suspension de l’enquête a suscité l’ire d’organisations de défense des droits humains et des proches des victimes de l’explosion.
La plainte déposée à l’encontre du juge Bitar “indique clairement que la classe politique fera tout ce qui est en son pouvoir pour faire dérailler, entraver et saper l’enquête et échapper à la justice”, a ainsi déploré Aya Majzoub de Human Rights Watch.
Lynn Maalouf d’Amnesty International a elle dénoncé un “mépris cruel” des droits des victimes, des survivants et de leurs familles de la part de la classe dirigeante.
Pour le porte-parole du comité des familles des victimes Ibrahim Hoteit, il s’agit d’une “guerre” menée par les responsables pour faire taire la vérité. Il a promis une escalade dans la rue si “justice n’est pas rendue”.
“C’est vraiment dégoûtant”, a renchéri Paul Naggear, père d’une des plus jeunes victimes du drame, morte à l’âge de trois ans.
Des mandats émis
Le 15 septembre, plus de 140 ONG locales et internationales ainsi que des survivants et des proches des victimes de l’explosion ont lancé un appel à l’ONU pour une enquête internationale, dénonçant “l’obstruction éhontée des autorités”.
Lundi à New York, le Conseil de sécurité de l’ONU a de nouveau souligné la nécessité d’une enquête “rapide, indépendante et impartiale”, alors que le Liban est plongé dans la pire crise socio-économique de son histoire.
Ces derniers mois, le juge Bitar a convoqué quatre ex-ministres dont trois députés, y compris Nohad al-Machnouk, soupçonnés de “négligence et manquements”. Mais le Parlement a refusé de lever leur immunité.
L’enquêteur a émis le 26 août un mandat d’amener à l’encontre de l’ex-Premier ministre Hassan Diab après son refus de se présenter à un interrogatoire, et le 16 septembre un mandat d’arrêt contre l’ex-ministre des Transports Youssef Fenianos.
Avant l’annonce lundi de la suspension de l’enquête, des proches des victimes avaient prévu d’organiser mercredi devant le palais de justice à Beyrouth une manifestation pour soutenir le juge Bitar.
“Les maisons (des responsables) sont une cible. Nous pouvons également bloquer autoroutes et routes”, a prévenu Ibrahim Hoteit.
Avec AFP