Six ans après les attaques terroristes du 13 novembre 2015 à Paris et dans sa banlieue, l’heure du procès a sonné pour les jihadistes comme pour les nombreuses victimes attendus le 8 septembre, dans la capitale. Mais comment ces attentats sont-ils aujourd’hui perçus par les Français ? Où en est le travail de mémoire collective traumatique ? Entretien avec Laura Nattiez, sociologue.
Près de 1 800 parties civiles, plus de 300 avocats pour les représenter, des centaines de journalistes et 20 accusés. Le 8 septembre prochain s’ouvre un procès historique : celui des attentats du 13 novembre 2015. Il s’agit de la pire attaque perpétrée sur le sol français depuis la Seconde Guerre mondiale qui a fait 130 morts et des centaines de blessés au Bataclan, sur les terrasses de café à Paris et au Stade de France à Saint-Denis. Ce long épisode judiciaire, qui devrait durer neuf mois, est l’occasion de se pencher sur les traces qu’ont laissées ces attaques dans l’esprit des Français.
Retour en images sur les évènements dramatiques de la nuit du 13 novembre 2015
Laura Nattiez, ingénieure de recherche en sociologie au CNRS et auteure de l’ouvrage “13 Novembre – Des témoignages, un récit”, publié en 2020 (ed. Odile Jacob), revient pour France 24 sur ces empreintes collectives traumatiques.
France 24 : Le procès des attentats du 13-Novembre, qui s’ouvre le 8 septembre, est-il une étape importante dans le processus de deuil individuel et collectif ?
Laura Nattiez : Le procès va être extrêmement important à la fois pour les victimes directes qui ont perdu un proche mais pour la société française en général. Symboliquement, un procès est un moment où la Nation va se pencher sur les faits, reconnaître les coupables et réparer le cas échéant les victimes. L’une des premières vertus du procès est de replacer les faits pour comprendre exactement ce qui s’est passé. Le procès des attentats de Madrid en 2007 (NDLR : survenus le 11 mars 2004) a permis de balayer les versions fantaisistes. En revanche, les attentats du 11-Septembre de New York qui n’ont pas fait l’objet d’un procès, ont engendré davantage de théories alternatives qui continuent à circuler sur les réseaux sociaux. Il est donc important qu’une société s’arrête pour se pencher sur les faits et reconnaitre les coupables et les victimes. C’est une étape capitale aussi bien au niveau individuel qu’au niveau sociétal. La crise sanitaire n’a pas permis de poursuivre les commémorations relatives aux attentats. Mais les victimes semblent moins s’y attacher qu’au procès. Tous les proches en attendent beaucoup.
Commémorations en comité restreint en 2020 en raison de la crise sanitaire
Six années après, le souvenir des attentats du 13-Novembre est-il toujours aussi vif dans la mémoire des Français ?
Laura Nattiez : Parmi toutes les attaques survenues depuis les années 2000, ce sont les attentats du 13-Novembre qui ont le plus marqué les Français, d’après une étude du Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie). Chacun peut en effet dire ce qu’il faisait au moment où il a pris connaissance des attaques, preuve de l’importance traumatique des événements. Cette empreinte très forte dans la société française s’explique. Le nombre de morts ou l’importante médiatisation qui en a été faite ne suffisent pas à comprendre les raisons de cet ancrage dans la mémoire collective. Car l’attentat de Nice a lui aussi été très meurtrier avec 86 morts. Les attentats de Charlie ont également été très médiatisés. Mais les attentats du 13-Novembre ont plus encore marqué la mémoire collective car ce sont les premières attaques perpétrées sur le sol français qui ont touché à l’aveugle. Avant cela, on s’en était pris à des journalistes (Charlie Hebdo), à des personnes juives (Toulouse), à des militaires (Montauban), à des policiers (Rambouillet, Magnanville, Paris) ou, plus récemment, à un enseignant (Samuel Paty). Les terroristes frappaient des symboles avant des personnes. Le fait d’avoir frappé n’importe qui lors des attentats du 13-Novembre a donné l’occasion à chacun de s’identifier aux victimes.
Mais cette mémoire collective a évolué. Au fil des années, elle a progressivement oublié les terrasses et le Stade de France pour ne retenir que le Bataclan. On parle d’ailleurs souvent des attentats de Paris de manière un peu floue ou des attentats du Bataclan. Plusieurs raisons expliquent ces oublis. C’est au Bataclan qu’il y a eu le plus de morts mais aussi le plus de récits pour retranscrire l’événement. C’est aussi dans cette salle de concert du XIe arrondissement que l’attentat a duré le plus longtemps. Il est pourtant très important de réhabiliter les faits et de rappeler qu’il s’agit d’un attentat multisite pour que les victimes des terrasses et celle du Stade de France ne soient pas oubliées. Le procès sera, là encore, une excellente occasion de revenir aux faits pour éviter les distorsions de la mémoire.
Les hommages des familles et proches des victimes en 2018, trois ans après le drame
La perception du quotidien des Parisiens et des Français de manière générale a-t-elle changé depuis ses attentats ?
Laura Nattiez : Quelques semaines après les attentats, il y avait évidemment encore de la peur chez les Parisiens lorsqu’ils devaient prendre le métro ou se rendre dans un lieu public. Chacun vivait dans un état de sidération. Avec le temps, les angoisses se sont estompées. Néanmoins, on peut dire qu’une préoccupation demeure : quand ils montent dans un train, se mettent à la terrasse d’un café ou participent à une manifestation, les Parisiens interrogés dans différentes enquêtes déclarent toujours se poser des questions sur d’éventuels risques. Ces pensées n’existaient pas avant. Elles sont d’abord apparues chez les Parisiens après les attentats du 13-Novembre avant de gagner l’ensemble de la population française après les attentats de Nice du 14 juillet 2016 : ces attaques ont fait prendre conscience aux Français que l’ensemble du territoire pouvait être touché. Pour autant, les personnes interrogées assurent également ne pas prendre de précautions particulières. Elles continuent de vivre comme avant.
Évidemment, il reste une grande hétérogénéité des perceptions. Mais si je m’en tiens aux derniers entretiens que j’ai mené avec nombre de victimes en 2018, il se dégage une véritable volonté de cohésion sociale. On aurait pu s’attendre à un repli sur soi mais les personnes qui ont témoigné ont, au contraire, fait montre d’une volonté de faire corps ,malgré la peur et la douleur. Les témoins interrogés ont aussi affiché une volonté très claire de ne pas tomber dans les amalgames entre musulmans et terroristes.
Si ces victimes ont clairement exprimé leurs difficultés à vivre à Paris ou dans une grande ville après les attentats, ces attaques n’ont pas provoqué un désir massif des Parisiens de quitter la capitale. Il me semble – ce n’est à ce stade qu’une hypothèse – que la pandémie et les confinements aient provoqué davantage de mouvements.
Il sera intéressant d’ailleurs de voir si la crise sanitaire et ces confinements ont provoqué des changements de comportements des Parisiens et des Français en général vis-à-vis de ces pensées terroristes. Il est fort probable que la pandémie ait également laissé une empreinte nouvelle dans les esprits, comme une volonté de légèreté, de vivre plus intensément. La nouvelle série d’entretiens que je dois commencer en septembre pourra certainement apporter de nouveaux éléments de connaissance.