Un premier rapport sur le lobbying des géants du Net en Europe, publié mardi, dévoile l’ampleur des efforts déployés par les Gafam et les techniques utilisées pour tenter d’influencer le législateur européen.
Une armée au service des géants du Net. Ils sont 1 452 lobbyistes à dépenser 97 millions d’euros tous les ans depuis 2019 pour tenter d’influencer les décideurs à Bruxelles au profit des grands groupes du secteur des technologies. Pour la première fois, un rapport publié mardi 31 août par les ONG Lobby control et Corporate Europe Observatory (CEO) lève une partie du voile sur les efforts déployés par les Big Tech pour imposer leurs points de vue dans les couloirs des institutions de l’Union européenne.
“On connaissait le pouvoir économique de ces industries, mais nous nous sommes aussi rendu compte de leur poids dans le débat politique en Europe”, souligne Max Bank, porte-parole de Lobby Control et l’un des co-auteurs du rapport.
Google en tête des dépenses de lobbying
Si plus de 600 groupes tech cherchent à influencer le législateur européen, la part du lion revient aux Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft). Aux côtés de Huawei, IBM, Intel, Qualcomm et Vodafone, ils dépensent 32 millions d’euros par an, soit près d’un tiers de l’ensemble de l’effort de lobbying du secteur.
Google arrive en tête avec une enveloppe annuelle de 5,75 millions d’euros, devant Facebook et Microsoft qui dépensent, respectivement, 5,5 millions et 5,25 millions d’euros pour s’attirer les bonnes grâces des décideurs européens.
L’intensité de cet effort de lobbying est probablement inédite dans l’histoire de l’UE. Il est difficile de l’affirmer avec certitude, car “les règles sur la transparence ont évolué ce qui fait qu’on a plus d’informations aujourd’hui qu’auparavant”, explique Margarida Silva, analyste pour l’ONG Corporate Europe Observatory et co-auteurs du rapport, contactée par France 24. Néanmoins “Aucun groupe, que ce soit dans le secteur automobile ou parmi les laboratoires pharmaceutiques, n’a jamais rendues publiques des sommes allouées au lobbying dans l’UE aussi importantes que les Gafam”, ajoute-t-elle.
Cet argent sert essentiellement à payer des consultants, ou des avocats qui savent taper aux bonnes portes à Bruxelles. Un lobbyiste sur 10 actifs à Bruxelles dans le secteur des nouvelles technologies travaille pour l’un des Big Tech, notent les auteurs du rapport.
La pression de ces géants du numérique, essentiellement des Américains, est d’autant plus forte actuellement “que les textes débattus à Bruxelles peuvent avoir des impacts très importants sur le modèle économique de ces grands groupes”, souligne Margarida Silva.
Deux réformes sont particulièrement importantes aux yeux des Gafam : la législation sur le marché numérique (Digital Market Act, DMA) et la législation sur les services numériques (Digital Service Act, DSA). Ce sont des textes censés, respectivement, garantir une concurrence saine dans le secteur et rendre les plateformes – comme Facebook, Twitter ou YouTube – plus responsables pour les contenus illégaux publiés par leurs utilisateurs.
Ce n’est donc pas étonnant si Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence, et Thierry Breton, qui s’occupe du marché intérieur, sont les responsables européens qui ont reçu le plus de visites de lobbyistes des Big Tech ces deux dernières années.
Ces grands groupes ne se gênent pas non plus pour aller taper directement aux portes des ministres de chaque État. Apple, par exemple, a multiplié les réunions avec des membres du gouvernement estonien, très impliqué dans les débats sur le marché numérique européen, ont découvert les auteurs du rapport.
Faire traîner les choses
Mais cet effort de lobbying n’est pas qu’une question de gros sous et de réunions dans des bureaux cosy à Bruxelles. Il y a aussi tous les à-côtés. “Je me souviens du nombre indécent de déjeuners, séminaires et autres conférences organisés quotidiennement par ces grands groupes ou des boîtes de consultants travaillant pour eux”, raconte Tommaso Valletti, économiste à l’Imperial College de Londres, durant une conférence de presse pour présenter les conclusions du rapport. Il a travaillé pour la direction générale de la concurrence de la Commission européenne entre 2016 et 2019.
“Il y a en outre tout un réseau de think tank et de boîtes de consultants qui sont en partie financés par ces Big Tech et qui servent leurs intérêts à Bruxelles”, ajoute Margarida Silva. Pour elle, cet entrisme dans les cercles de réflexion est potentiellement plus dangereux que le fait de multiplier les rendez-vous avec des députés européens ou des commissionnaires car “c’est fait en toute opacité” et la plupart des décideurs assistent à ces événements ou lisent les études sans savoir que l’auteur a des liens avec Google, Facebook ou Amazon.
Tous ces efforts ne servent pas à faire barrage aux législations qui ne plaisent pas aux Gafam. C’est bien plus pernicieux : “ils cherchent à ralentir l’adoption des réformes, ou militent pour que les textes soient écrits de telle manière qu’il est plus facile pour eux ensuite de contourner les mesures adoptées”, explique Tommaso Valletti.
C’est ainsi, par exemple, que le règlement ePrivacy, initialement proposé en 2017, a traîné pendant des années au Conseil de l’UE, qui n’a pris position qu’en février 2021 sur le texte. Cette lenteur serait à mettre sur le compte d’un très discret et efficace lobbying des Gafam, estiment les auteurs du rapport.
Pour ralentir ainsi le processus législatif européen, les Gafam “utilisent la même technique que l’industrie du tabac dans les années 1950 ou que les groupes pétroliers au sujet de l’impact climatique de leurs activités, c’est-à-dire l’agnotologie, où l’art de semer le doute et cultiver l’ignorance”, résume Tommaso Valletti. Ainsi, des documents détaillant la stratégie des lobbyistes de plusieurs Gafam, que les auteurs du rapport ont pu consulter, souligne l’importance d’insister sur les “conséquences inattendues” de réformes comme le Digital Market Act, afin de faire hésiter les législateurs.
Lorsque des responsables de Facebook ou de Google évoquent très publiquement la “menace de la concurrence chinoise”, c’est aussi une manière de faire peur au législateur. “Cela revient à dire que toute règle qui ferait du tort au Gafam serait une aubaine pour ‘les méchants’ chinois”, explique les auteurs du rapport.
Machine de guerre
C’est donc une vraie machine de guerre très bien financée que les Gafam ont mis sur pied en Europe. Les techniques ne sont pas nouvelles mais les moyens mis en œuvre sont à la hauteur d’un petit groupe de multinationales qui a accumulé un trésor sans commune mesure dans l’histoire économique moderne.
Contacté par le site américain TechCrunch, Google a affirmé qu’il “publiait toutes ses activités dans le registre européen de la transparence”, et qu’il faisait tout “pour protéger l’indépendance des organisations que nous soutenons financièrement”.
De son côté, la Commission européenne a déploré “que ces critiques [dans le rapport] ne tiennent pas compte que l’UE adopte des législations pour réguler le secteur Tech plus vite que dans n’importe quelle autre région démocratique du monde, comme avec le Règlement général sur la protection des données (RGPD)”.
Ce texte, adopté en 2016, est d’ailleurs un exemple de succès face aux lobbyistes des Gafam, d’après Margarida Silva. Mais il aura fallu “quelques responsables européens courageux, une vraie implication de la société civile, des ONG qui ont eu voix au chapitre et des médias qui ont largement couvert ce sujet”, souligne-t-elle. Autant dire qu’il faut une mobilisation générale pour arriver à la cheville des géants du Net.