Alors qu’Islamabad a longtemps été accusée de soutenir secrètement les Taliban, le Premier ministre pakistanais Imran Khan a ouvertement salué, lundi dernier, la chute de Kaboul. Selon les experts, les inquiétudes géostratégiques du Pakistan vis-à-vis de son ennemi, l’Inde, motivent sa position pro-Taliban et rendent peu probable un changement de politique, malgré les craintes d’une plus grande menace jihadiste sur le sol pakistanais.
La réaction d’Islamabad à la victoire des Taliban à Kaboul a été à l’opposé de la consternation affichée par les capitales occidentales. Leur triomphe a montré que les Afghans avaient “brisé les chaînes de l’esclavage”, a ainsi affirmé le Premier ministre pakistanais, Imran Khan.
L’assistant spécial du chef du gouvernement, Raoof Hasan, a quant à lui considéré la chute de Kaboul – pour beaucoup, un moment résumé par les images de centaines d’Afghans courant après un avion américain, essayant désespérément de fuir – comme “une douce transition du pouvoir des mains d’un gouvernement afghan corrompu à celle des Taliban“.
Plus révélateur encore, la ministre pakistanaise du Climat, Zartaj Gul Wazir, s’est réjouie – dans un tweet supprimé par la suite – des conséquences du changement de pouvoir à Kaboul pour l’éternel rival du Pakistan : “L’Inde reçoit un cadeau approprié pour sa fête de l’Indépendance.”
Le soutien de New Delhi aux gouvernements afghans pro-occidentaux, dirigés par Hamid Karzaï puis Ashraf Ghani, était réprouvé par Islamabad, les relations entre l’Inde et le Pakistan ayant été marquées par trois guerres et des heurts répétés dans la région disputée du Cachemire depuis la fin de la domination britannique en 1947.
“Sous Ghani, l’Afghanistan était considéré comme particulièrement proche de l’Inde, et cela a bien sûr causé beaucoup de consternation, car toute la politique étrangère du Pakistan est façonnée par la peur d’être encerclé par l’Inde à l’est, et par un gouvernement afghan pro-indien à l’ouest et au nord”, explique à France 24 Farzana Shaikh, spécialiste du Pakistan au Royal Institute of International Affairs de Londres (Chatham House). Par conséquent, poursuit la chercheuse, “le Pakistan considère le retour des Taliban comme le succès d’une politique de longue date conçue pour garantir un gouvernement ami en Afghanistan”.
“Le mauvais ennemi”
De nombreux analystes et journalistes – notamment Carlotta Gall, ancienne correspondante du New York Times en Afghanistan, dans son livre “The Wrong Enemy: America in Afghanistan” (2014) – ont accusé l’État pakistanais de soutenir secrètement les Taliban, pointant notamment du doigt la Direction pour le renseignement inter-services (ISI, la plus importante et la plus puissante des trois branches des services de renseignements pakistanais, NDLR).
Le diplomate américain Richard Holbrooke, envoyé spécial en Afghanistan et au Pakistan, avait lui-même affirmé : “Nous combattons peut-être le mauvais ennemi dans le mauvais pays”, sous-entendant que les véritables ennemis des États-Unis dans la région étaient en réalité l’ISI et l’armée pakistanaise.
Après le 11-Septembre, le Pakistan a promis de soutenir l’intervention américaine en Afghanistan, laquelle a permis de renverser les Taliban. Et Islamabad a plusieurs fois nié toute aide aux insurgés islamistes.
En juin dernier, le ministre de l’Intérieur, Rashid Ahmed, a cependant admis que “des familles talibanes vivent ici au Pakistan” et “parfois elles viennent ici dans les hôpitaux [sic] pour se faire soigner”.
En 2015, Pervez Musharraf, président pakistanais de 2001 à 2008, avait pour sa part déclaré au Guardian : “Nous recherchions évidemment des groupes pour contrer […] l’action indienne contre le Pakistan. C’est là qu’intervient le travail de renseignement. Le renseignement étant en contact avec des groupes talibans.”
“Il ne fait aucun doute, parmi les universitaires, les responsables et les personnes sur le terrain en Afghanistan, que les agences de renseignement pakistanaises ont fortement soutenu les Taliban dès la formation du mouvement dans les années 1990, que ce soutien s’est poursuivi au-delà de 2001, que la direction du groupe était basée sur le sol pakistanais, et que c’est une raison importante du maintien des Taliban pendant tant d’années”, explique à France 24 Shashank Joshi, en charge des questions de défense à The Economist.
“Les États-Unis prennent des gants avec le Pakistan”
Des inquiétudes persistent quant au fait que le Pakistan joue sur deux tableaux dans la lutte contre le jihadisme. Le Groupe d’action financière (GAFI) – une organisation multilatérale basée à Paris luttant contre le financement du terrorisme et le blanchiment d’argent – a annoncé en juin qu’il accordait au Pakistan quatre mois supplémentaires pour adopter un plan convenu au niveau international pour mettre fin au financement des groupes jihadistes sur son territoire.
Si Islamabad ne s’y conforme pas, le GAFI demandera à ses États membres d’ajouter le pays à sa liste noire des nations exclues des institutions financières mondiales, aux côtés de la Corée du Nord et de l’Iran.
Bien avant le rapport du GAFI, de nombreux observateurs se demandaient pourquoi les allégations récurrentes concernant le soutien pakistanais aux Taliban n’avaient jamais déclenché de sanctions américaines. “Beaucoup de gens demeurent perplexes devant le fait que les États-Unis prennent des gants avec le Pakistan”, souligne ainsi Farzana Shaikh.
À Washington, les décideurs se sentaient pieds et poings liés, explique la chercheuse : “La raison la plus intuitive était que les États-Unis avaient besoin d’accéder au territoire pakistanais pour acheminer des fournitures vers l’Afghanistan”, dit-elle. “Un problème plus fondamental était cependant la crainte des États-Unis des conséquences de la déstabilisation d’une puissance nucléaire comme le Pakistan, abritant des dizaines de groupes jihadistes.”
“Les deux faces d’une même pièce”
Désormais, les analystes estiment cependant que la victoire des Taliban en Afghanistan est précisément ce qui risque de déstabiliser le Pakistan.
L’arrivée au pouvoir des Taliban induit un “risque” pour la sécurité du Pakistan, a d’ailleurs admis un membre du cabinet du Premier ministre pakistanais au Financial Times, sous couvert d’anonymat.
La proximité des militants afghans avec le groupe jihadiste Tehreek-e-Taliban Pakistan (le TTP, en français Mouvement des Taliban du Pakistan) est particulièrement préoccupante. Le TTP a perpétré des dizaines d’attaques meurtrières depuis sa création dans les années 2000, notamment le tristement célèbre massacre de l’école de Peshawar en 2014.
Les Taliban et le TTP sont “les deux faces d’une même pièce”, ont reconnu le chef de l’armée pakistanaise, Qamar Javed Bajwa, et le patron de l’ISI, le lieutenant-général Faiz Hameed, lors d’une réunion en juillet. Début août, les Taliban auraient d’ailleurs libéré un haut commandant du TTP lors de leur progression à travers l’Afghanistan.
“Le Pakistan s’inquiète bel et bien des effets galvanisants que la victoire des Taliban aura sur d’autres militants islamistes, et en particulier sur le TTP, dont la remontée en puissance était déjà notable avant l’entrée des Taliban dans Kaboul”, affirme à France 24 Michael Kugelman, expert de l’Asie du Sud au Wilson Center, à Washington.
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L’armée pakistanaise “ne bougera pas”
En essayant de contenir les dommages causés par leur retrait, et alors que les villes afghanes tombaient une à une, les États-Unis ont averti à plusieurs reprises les Taliban qu’ils seraient considérés comme parias au sein de la communauté internationale s’ils prenaient le contrôle total du pays. Une approche que Washington avait déjà tentée dans les années 1990 et qui n’avait pas pour autant diminué l’emprise des Taliban sur l’Afghanistan, le Pakistan agissant comme l’allié clé du mouvement fondamentaliste islamiste.
Aujourd’hui, les relations américano-pakistanaises sont au plus bas et ne permettent pas aux États-Unis d’enrôler Islamabad dans leurs projets d’isolement des Taliban. Depuis son arrivée à la Maison Blanche en janvier dernier, le président américain, Joe Biden, ne s’est d’ailleurs jamais entretenu avec le Premier ministre pakistanais.
De son côté, Imran Khan a déclaré la semaine dernière aux journalistes que les États-Unis ne considéraient le Pakistan comme utile “que pour réparer les dégâts” qu’ils laissent derrière eux en Afghanistan. “Les Américains ont décidé que l’Inde est désormais leur partenaire stratégique, et je pense que c’est la raison pour laquelle ils traitent différemment le Pakistan maintenant”, a-t-il estimé.
Pour sa part, Islamabad considère désormais la Chine comme son partenaire stratégique. En témoigne l’intensification des flux d’armes et les investissements économiques de la superpuissance communiste au Pakistan.
“Avec le soutien de la Chine, le Pakistan se sent encouragé à résister à ce qu’il considère comme de l’intimidation occidentale”, analyse Farzana Shaikh.
Même si l’arrivée au pouvoir des Taliban sur l’Afghanistan devait entraîner un retour de bâton jihadiste pour le Pakistan, il est peu probable qu’Islamabad tienne compte des appels du pied de l’Occident à se retourner contre les extrémistes afghans, poursuit la spécialiste. “L’armée pakistanaise a en réalité dirigé le pays pendant la majeure partie de son histoire, et elle ne bougera pas de ce qu’elle considère comme l’intérêt national du Pakistan, quels que soient les dommages collatéraux.”
Adapté de l’anglais par Pauline Rouquette, retrouvez la version originale ici.