“Le 4 août est un jour maudit sur Terre, une malédiction qui a tué Beyrouth, ses habitants et ses pompiers”. Dans la caserne de la Brigade des pompiers de Beyrouth, qui a perdu dix de ses membres envoyés à une mort certaine au pied du hangar numéro 12, épicentre des explosions du port de Beyrouth, la douleur reste intacte un an après. Comme la soif de justice.
Dix vies sacrifiées. Un an après, la Brigade des pompiers de Beyrouth pleure toujours les dix membres de la caserne de Karantina, située dans l’est de la capitale libanaise. La secouriste Sahar Fares, et les pompiers Joe Noun, Rami Kaaki, Élie Khouzami, Charbel Hitti, Nagib Hitti, Charbel Karam, Ralph Mallahi, Mathal Hawa, et Joe Bou Saab s’étaient précipité vers le port, d’où était parvenu, le 4 août 2020, un appel informant qu’un incendie était en cours dans le hangar numéro 12.
Sans le savoir, ils se sont en réalité précipités vers une mort certaine, puisque quelques minutes après leur arrivée sur les lieux, situés à un peu moins d’un kilomètre de la caserne, ils ont été tués par l’explosion cataclysmique qui a fait 204 morts, plus de 6 500 blessés et dont l’onde de choc a dévasté plusieurs quartiers de Beyrouth.
Sur une vidéo envoyée via WhatsApp par Sahar Fares, la jeune femme, qui est depuis surnommée “la fiancée du Liban” parce qu’elle devait se marier quelques mois plus tard, on peut apercevoir trois de ses collègues en train de tenter de forcer la porte du hangar, quelques secondes avant la déflagration. Il aura fallu près de deux semaines pour retrouver les corps et les restes de l’ensemble de l’équipe, et ainsi permettre à leur famille d’organiser leurs funérailles.
“Je demande à Dieu de ne plus revivre un jour pareil, parce que le 4 août est un jour maudit sur Terre, une malédiction qui a tué Beyrouth, ses habitants et ses pompiers”, soupire le lieutenant Aly Najem, charismatique porte-parole de la Brigade des pompiers, tout en se dirigeant vers le monument dédié aux membres de la caserne morts dans l’exercice de leur fonction, sur laquelle les noms des victimes de l’explosion ont été ajoutés.
“Ils ont été appelés pour combattre une bombe nucléaire avec des lances à eau”
“Un an après les explosions, nous sommes détruits de l’intérieur, nos cœurs sont détruits, c’est comme si quelqu’un avait perdu 10 membres de sa propre famille, poursuit le lieutenant, dans les rangs des pompiers depuis 1996. Personne n’était préparé à vivre une telle tragédie, ils ne savaient pas à quoi ils avaient affaire, ils ont été appelés non pas pour combattre un incendie, mais une bombe nucléaire, un monstre, avec des lances à eau”.
Lorsqu’elle a reçu l’appel en provenance du port, moins de 30 minutes avant les explosions, la Brigade des pompiers n’a pas été informée que le hangar en feu abritait, depuis 2013, 2 50 tonnes de nitrate d’ammonium, comme ont fini par le révéler, plus tard dans la nuit du 4 août, les autorités libanaises.
“Si cette information d’une importance capitale nous avait été communiquée, nous n’aurions dépêché aucun pompier sur place, nous aurions agi autrement et donné l’ordre d’évacuer la ville et de couper toutes les routes autour du port afin de sauver un maximum de vies, dit avec amertume l’officier. Notre métier comporte des risques, nous sommes courageux et déterminés, mais nous ne voulons pas mourir pour rien, nos collègues avaient chacun une histoire et des rêves, ils n’ont même pas eu le temps de dire adieu à tous ceux qu’ils aimaient”. Depuis le 4 août, quatre pompiers de la Brigade sont déployés dans l’enceinte du port, chargés d’évaluer les alertes dans la zone, et informer leurs supérieurs de la réalité sur le terrain.
Dans la cour de la caserne bordée par l’autoroute Charles Hélou, le souvenir du 4 août est omniprésent. Des affiches avec les portraits des victimes et leur nom précédé de la mention “le héros martyr” sont notamment scotchés sur un tableau d’affichage à quelques pas de l’entrée principale, et sur certains engins d’intervention garés dans la cour.
Le bâtiment principal, – de la caserne de Karantina, siège des pompiers de la capitale – porte lui-même les stigmates des explosions. Un an après, il est toujours en cours de rénovation, et reste soutenu par des échafaudages sur toute sa longueur. “En plus de la perte de nos collègues et des blessés dans la caserne, nous n’avions plus de bâtiment, plus de salle des opérations, plus de véhicule, plus d’ambulance, il ne restait plus rien, tout a été détruit”, déplore le lieutenant Aly Najem.
“Vu l’ampleur des destructions, je peux vous dire que les victimes ont sauvé, malgré eux et grâce à un seul coup de fil, les vies de dizaines de leurs collègues”, poursuit-il. Une fois arrivés au port, face au gigantesque incendie, les dix premiers pompiers ont décidé d’appeler des renforts. “Leur appel a sauvé une trentaine de leurs compagnons qui, en réponse à leur appel, avaient quitté la caserne, quelques secondes avant qu’elle ne soit complétement soufflée. S’ils étaient restés dans leurs chambres, leurs bureaux ou leur cantine, ils auraient été tués”.
“Plus que des amis, nous étions comme des frères”
Dans la cour baignée par un soleil de plomb, plusieurs véhicules envoyés récemment par l’Italie et la France attendent d’ultimes autorisations pour être mis à disposition des soldats du feu libanais. Près du bâtiment en travaux, les visages des pompiers qui circulent d’un pas alerte restent graves et fermés.
Avant la catastrophe, malgré les contraintes et le stress liés au métier, la vie dans la caserne était caractérisée par la bonne humeur, la franche camaraderie et l’esprit de fraternité qui y régnait en permanence. L’organisation des roulements, qui veut qu’un pompier soit présent 24 heures d’affilée avec son unité, avant de bénéficier de deux jours de repos, avait permis de tisser des liens très profonds entre collègues. Depuis le drame, de nombreuses vidéos relayées sur les réseaux sociaux témoignent des jours heureux de la Brigade des pompiers de Beyrouth.
“Nous avons vécu ici des moments inoubliables, personne ne peut réellement décrire à quel point nos martyrs étaient des personnes au grand cœur, des anges irréprochables même, confie Megerditch Zomjian, dit Migo, qui faisait partie de la même unité que les victimes, mais était en permission ce jour-là. Plus que des amis, nous étions comme des frères, c’est ainsi qu’on s’interpellait entre nous. Depuis plus rien n’est pareil ici, notre moral est à zéro”.
Après avoir énuméré les noms des victimes, Migo s’arrête particulièrement sur deux d’entre eux, Charbel Karam et Ralph Mallahi. “J’étais très proche d’eux, révèle le jeune pompier de 24 ans, qui a intégré les rangs de la Brigade il y a trois ans. Le sergent Charbel Karam, père de deux filles, était un modèle pour moi, il avait tellement de charisme et de personnalité que je voulais lui ressembler, il était mon idole. Ralph Mallahi, lui, était plus qu’un frère, je le côtoyais plus que mes parents puisqu’on passait 24 heures ensemble dans la caserne”.
Migo se rappelle avoir longtemps espéré pouvoir retrouver l’un de ses dix collègues encore vivant sous les décombres du port. “Après les explosions, lorsqu’on est arrivé dans l’enceinte du port totalement détruite et méconnaissable, on essayait autant que possible de se persuader que rien n’était arrivé à nos collègues, dit-il, en réprimant son émotion. On refusait l’idée qu’ils pouvaient être morts, même si une semaine après, on a fini par se rendre à l’évidence”.
Dix pompiers tués, des centaines de famille brisées
À l’instar de toute la Brigade, qui a récemment participé à une reconstitution filmée des dernières heures de la vie de ses héros, dont la diffusion est prévue en amont des commémorations du 4 août, le lieutenant Aly Najem et Megerditch Zomjian ont soif de justice.
“Comme les familles des victimes dont la vie a été brisée après avoir perdu un père, un époux, un fils, ou une fiancée, nous ne serons pas apaisés tant que nous ne saurons pas pourquoi ils sont morts en martyrs, explique d’un ton martial le lieutenant Aly Najem. Nous voulons savoir qui est responsable, nous attendons que l’enquête nous explique pourquoi personne ne nous a dit ce qu’il y avait dans le hangar, et ce qu’il s’y est réellement passé. Nos collègues, qui étaient à l’extérieur du port et qui ont été envoyés à la mort, ont donné leur vie en accomplissant leur devoir, certes, mais peut-être qu’ils n’auraient pas dû être là, au pied de ce hangar”.
Les familles des victimes du 4 août, ainsi que l’opinion publique, attendent impatiemment les résultats de l’enquête dirigée par le juge Tarek Bitar, celle-ci se heurte à des ingérences politiques. En outre, le pouvoir libanais a refusé toute idée d’investigation internationale, pourtant ardemment réclamée par les proches.
Ainsi, les demandes envoyées au Parlement et au gouvernement pour lever l’immunité de plusieurs élus ayant occupé des postes ministériels ces dernières années ont été jusqu’ici soit refusées soit bloquées, au grand dam du juge Tarek Bitar. Son prédécesseur avait été récusé en février, après avoir irrité la classe politique en inculpant le Premier ministre démissionnaire Hassan Diab et trois anciens ministres.
Dans un rapport de 127 pages publié mardi 3 août, l’ONG Human Rights Watch affirme que plusieurs responsables libanais ont “anticipé et accepté tacitement les risques” mortels posés par le nitrate d’ammonium stocké dans le hangar numéro 12. “Des preuves montrent de manière accablante que l’explosion d’août 2020 dans le port de Beyrouth a été causée par la négligence de hauts responsables libanais qui n’ont pas communiqué avec précision les dangers posés par le nitrate d’ammonium, ont sciemment stocké ce composant dans des conditions dangereuses et n’ont pas protégé la population”, a déclaré dans un communiqué Lama Fakih, directrice de la division Crises et conflits de l’ONG et directrice du bureau de Beyrouth.
William Noun, jeune frère du pompier défunt Joe Noun, dit avoir confiance dans la justice de son pays. “Un an après l’explosion et la mort de mon frère, il n’y a toujours pas de justice, même si le juge Tarek Bitar y travaille et que les parties impliquées commencent à apparaître, confie-t-il à France 24. Jamais au Liban, la justice n’a pu être appliquée ou des mises en examen n’ont pu être prononcées avant 10 ou 20 ans, or cette fois cela peut intervenir 1 an et demi après le crime, c’est-à-dire j’espère dans 6 mois”.
L’enquête est “au trois quarts achevée”, a indiqué, cette semaine, une source judiciaire proche du dossier à l’AFP. Le juge espère annoncer les conclusions de l’enquête “d’ici la fin de l’année”.
“La vie est très difficile sans mon frère, qui avait choisi d’être pompier pour être pleinement dans le service public et aider les autres, ajoute William Noun. Comme les centaines de familles brisées, nous continuerons à élever nos voix jusqu’à ce que l’on obtienne des résultats et que justice soit faite”.