Les impressionnantes vidéos amateur qui ont inondé les réseaux sociaux dans les minutes qui ont suivi l’explosion le 4 août 2020 ont été centrales pour comprendre ce qu’il s’était passé dans le port de la capitale libanaise. Alors que les causes de la catastrophe étaient encore inconnues, certains ont utilisé les informations librement accessibles sur Internet pour enquêter par eux-mêmes sur Twitter. Un an plus tard, la rédaction des Observateurs leur a demandé d’expliquer leur démarche.
Ils n’ont pas attendu les annonces officielles et les dépêches de presse pour essayer de savoir ce qu’il s’était passé : dès l’apparition des premières vidéos de l’explosion, la communauté des enquêteurs amateurs sur Twitter s’est mobilisée. Ces amateurs d’investigation en sources ouvertes, que l’on appelle aussi OSINT (de l’anglais “open source intelligence”), utilisent les sources d’information publiques et accessibles à tous légalement pour enquêter.
Par exemple, une heure après l’incident, Nick Waters, du collectif d’investigation Bellingcat, a utilisé des vidéos amateur pour géolocaliser l’épicentre de l’explosion : l’entrepôt numéro 12 du port de Beyrouth où, il s’est avéré par la suite, étaient stockées 500 tonnes de nitrate d’ammonium, un produit chimique très dangereux et hautement explosif.
Le 4 août 2020, Nick Waters de Bellingcat a publié les résultats de son enquête au fur et à mesure dans un fil Twitter, avant de les rassembler dans un article publié sur le site de Bellingcat.
Alors que l’enquête des autorités libanaises piétinait, les investigations en sources ouvertes, comme celles de Bellingcat ou Le Monde, ont été cruciales pour comprendre les causes de l’explosion.
Une autre enquête vidéo publiée le 17 novembre 2020 par le groupe de recherche Forensic Architecture, qui rassemble chercheurs, architectes et informaticiens, a utilisé la modélisation architecturale pour reconstituer l’explosion minute par minute, et comprendre ainsi comment les matériaux stockés dans le hangar en dépit des règles de sécurité ont créé une immense bombe artisanale à retardement.
De nombreux passionnés, dont l’investigation journalistique n’est pas le métier, ont également mené l’enquête. Certains, comme le doctorant en anthropologie Martin Pfeiffer, ont vérifié des rumeurs faisant croire à une explosion nucléaire :
Obviously not a nuke ffs.
The Wilson Cloud-like effect is result of blast wave compressing & rarifying air w/attendant effects on humidity.
A nuke, amongst other things:
-blinding white flash
-heat of a nuclear detonation FAR exceeds chemical & cloud rises more rapidly https://t.co/4XOZ7pxM9V
— Martin “Doomsday” Pfeiffer 🏳️🌈 (@NuclearAnthro) August 4, 2020
Dans ce fil de discussion publié sur Twitter le 4 août 2020, Martin Pfeiffer analyse les images de l’explosion de Beyrouth pour expliquer qu’il ne peut pas s’agir d’une explosion nucléaire.
D’autres, comme le chercheur Nathan Ruser, ont vérifié des images amateur censées montrer une attaque au missile, où l’on voyait en fait un oiseau survoler le site de l’explosion.
“Je suivais des journalistes locaux, j’ai la chance de parler arabe donc ça m’a aidé à suivre ce qu’il se passait”
Sur Twitter, Casus Belli a été l’un des premiers observateurs francophones à diffuser des images de l’explosion à Beyrouth. Passionné de géopolitique avec un bagage militaire, il a créé son compte Twitter en mai 2020 pour diffuser des images et vidéos sur des événements d’actualité à travers le monde. Il décrit à la rédaction des Observateurs comment il a trouvé et vérifié les images de l’explosion :
Dans la catégorie “trending” de Twitter – un outil qui me sert beaucoup ! – j’ai vu que quelque chose se passait au Liban. Quand les premières images ont commencé à affluer, parfois postées par des comptes de simples habitants, où l’on voyait une grosse explosion, c’était bizarre. En regardant les images que les gens diffusaient sur Snapchat, j’ai compris qu’il s’était passé quelque chose d’important.
Dans ce fil Twitter commencé le 4 août 2020, Casus Belli a publié, au fur et à mesure qu’elles tombaient, des actualités et des images de l’explosion.
À l’époque, je n’avais pas beaucoup de visibilité. Je suivais des journalistes locaux, et j’ai la chance de parler arabe donc ça m’a aidé à suivre ce qu’il se passait. Ce n’est pas un travail professionnel, universitaire, ou de journaliste, car je n’ai pas un diplôme pour faire cela, mais c’est quelque chose que j’ai bricolé un peu dans mon coin : je me suis intéressé au sujet, j’ai creusé, et j’ai essayé d’être le plus rigoureux possible.
En général, j’essaie de vérifier les images en effectuant des recherches par images inversées, sur Google ou Yandex, ou même des moteurs de recherche chinois, pour voir si cela existe déjà sur Internet. Dans le cas de Beyrouth, on avait une certaine cohérence dans les images. Le fait qu’il y ait beaucoup de vidéos qui apparaissent d’un coup, de plusieurs angles différents, cela donne une certaine crédibilité aux images.
>> Lire aussi sur le site des Observateurs : Missile, drones, attaque nucléaire ? Intox en série autour de la double-explosion de Beyrouth
J’ai découvert tout ce monde [sur Twitter] : il y a des gens qui sont vraiment passionnés. C’est comme si on avait une sorte de groupe de renseignement avec des gens qui sont totalement bénévoles, et qui, juste du fait de leur profession ou de leur passion, arrivent à cumuler des connaissances qui permettent d’avoir une information très précise, et parfois même meilleure que les professionnels.
Grâce à sa couverture de l’explosion de Beyrouth, le compte Twitter de Casus Belli est passé de 2 000 à 11 000 abonnés en une journée.
“Notre parti pris, c’est aussi de sortir de l’idée qu’on ne peut enquêter sur des sujets d’actualité que si on est journaliste.”
Le 4 août 2020, et pendant les jours qui ont suivi, des membres de l’association française OpenFacto, qui promeut l’enquête en sources ouvertes parmi les médias et les ONG, ont aussi essayé de comprendre ce qu’il s’était produit à Beyrouth. Ils ont publié certains résultats de leurs recherches dans un fil de discussion sur Twitter. Un membre de l’association, qui a souhaité rester anonyme en raison de ses activités professionnelles, raconte à la rédaction des Observateurs ce qui l’a motivé à enquêter sur l’explosion :
Beyrouth est une ville qui est chère à mon cœur. C’était une réaction purement émotionnelle, mais qui rejoint notre manière de travailler à OpenFacto : nous travaillons généralement sur des sujets qui nous tiennent à cœur.
Dans cette partie du monde, la première question que l’on se pose est : est-ce un accident, ou un acte de sabotage, un acte terroriste ? On s’est d’abord demandé où est-ce que l’explosion avait eu lieu, et qu’est-ce qui a été touché. Ce sont en fait les questions de base : quoi, où, quand, qui, et pourquoi. Tout le monde a filmé l’événement sur son téléphone, donc cela donnait accès à plein d’images de l’événement sous différents angles. Après, il fallait juste retrouver sur une carte où cela se trouvait. C’était relativement simple parce qu’il y avait de l’eau, donc on savait que c’était près de la mer, et on voyait les formes du port. Cela nous a pris quelques minutes.
Nous avons aussi regardé quelle était la société touchée. Là, c’était un peu plus difficile, car il fallait chercher en arabe. Nous avons regardé sur les cartes, et nous avons cherché dans le registre du commerce du Liban [registre officiel qui contient des informations sur les entreprises, NDLR]. Nous avons ensuite essayé de retrouver dans la presse des articles qui mentionnaient des produits chimiques dans le port, pour nous rendre compte qu’ils étaient stockés là depuis un certain temps.
Un rapport de BankMed de 2015 décrit la partie “général cargo” avec un entrepôt dédié aux matériaux dangereux – difficile de dire sil s’agit bien de l’entrepôt 12 mais un entrepôt est prévu pour cela sur le site. pic.twitter.com/VSWo1zyWyv
— OpenFacto (@openfacto) August 4, 2020
Ce tweet publié le 4 août montre un document évoquant la présence de matériaux dangereux dans l’un des entrepôts du port de Beyrouth. Un autre utilisateur de Twitter répond en donnant les dimensions de l’entrepôt concerné, qui correspondent à celles de l’entrepôt qui a explosé.
Le travail d’enquête collaboratif est très riche, parce que l’on met plusieurs cerveaux ensemble, qui ne fonctionnent pas de la même manière et apportent plusieurs angles d’attaque pour répondre à une même question. Chacun, avec son expérience, va se poser des questions différentes. Et on multiplie les petites mains, ce qui augmente la rapidité de travail.
Le parti pris d’OpenFacto, c’est aussi de sortir de l’idée qu’on ne peut enquêter sur des sujets d’actualité que si on est journaliste. La communauté OSINT est riche de profils extrêmement variés, et quand tout le monde travaille ensemble autour de la table, on peut rebondir très vite.
L’ONG Amnesty International a accusé les autorités libanaises de faire obstruction à l’enquête officielle sur les causes de l’explosion qui a fait plus de 200 morts. Un an après, aucun responsable officiel n’a été traduit en justice.
Dans un rapport publié le 3 août 2021, Human Rights Watch accuse la négligence de plusieurs officiels libanais quant au stockage du nitrate d’ammonium qui a causé l’explosion.
Les habitants de Beyrouth souffrent encore des dégâts de ce qui est considéré comme l’une des plus puissantes explosions non-nucléaires de l’histoire.
>> Pour en savoir plus, voir sur France 24 les derniers article sur le 1er anniversaire de l’explosion de Beyrouth