Après avoir accusé le président tunisien Kaïs Saïed de perpétrer un coup d’État, le principal parti au Parlement, Ennahdha, a appelé mardi au dialogue pour sortir de la crise politique. La chercheuse Déborah Perez, spécialiste de la Tunisie, analyse le rôle du parti d’inspiration islamiste dans la crise politique actuelle.
En moins de deux jours, le président tunisien, Kaïs Saïed, a ordonné la suspension des travaux du Parlement pour un mois, limogé le chef du gouvernement Hichem Mechichi et s’est octroyé le pouvoir exécutif. Des décisions prises au moment où le pays est frappé de plein fouet par une crise économique et sociale accentuée par la pandémie de Covid-19. Elles suscitent la colère du principal parti au Parlement, Ennahdha, qui a fustigé lundi “un coup d’État contre la Révolution et la Constitution”.
Mardi 27 juillet, le parti d’inspiration islamiste a toutefois joué l’apaisement, appelant au dialogue et indiquant que “pour le bien de la vie démocratique” il était “prêt à la tenue d’élections législatives et présidentielle anticipées simultanées”.
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Pour Déborah Perez, docteure en science politique de Sciences-Po Aix et spécialiste de la Tunisie, interrogée par France 24, le changement de ton d’Ennahdha peut s’expliquer par le fait que ce parti mette toujours en avant, dans son discours, “l’intérêt de la nation et son unité”.
France 24 : Après avoir appelé à descendre dans la rue, le parti majoritaire à l’Assemblée, Ennahdha, joue l’apaisement et se dit prêt au dialogue. Le signe que le pire devrait être évité ?
Déborah Perez : Ce qui me frappe depuis 2011, c’est la très forte capacité de dialogue des différents acteurs associatifs, syndicaux et politiques. Les leaders d’Ennahdha vont vouloir faire partie des négociations que compte mener le président Saïed. Ils ne vont donc pas tenter d’agiter la population pour chercher des rapports de force dans la rue, d’autant que je vois sur les réseaux sociaux beaucoup d’appels au dialogue national. Ils ont rapidement dénoncé un coup d’État, mais ils font aujourd’hui volte-face avec la volonté de préserver l’unité du pays. C’est une des caractéristiques d’Ennahdha : ses dirigeants ne veulent pas cliver la société de manière directe. C’est à la fois leur plus grande force et une faiblesse car s’ils reviennent toujours à la table des négociations dans les moments de crise les plus critiques, leur propension à être systématiquement dans le consensus et à refuser les antagonismes n’aide pas à la mise en place d’une véritable alternance en Tunisie. Car pour faire bouger un pays, il faut aussi accepter la part conflictuelle de la vie politique.
Ennahdha avait dans un premier temps dénoncé un “coup d’État” du président Kaïs Saïed. Ce dernier a-t-il outrepassé ses droits ?
S’il est un peu tôt pour parler de coup d’État, il est certain que Kaïs Saïed est allé au-delà de ce que lui permettait la Constitution tunisienne. L’article 80 dont il se réclame est un article plus ou moins similaire à l’article 16 de la Constitution française qui prévoit des pouvoirs exceptionnels pour le président de la République en cas de périls imminents pour l’intégrité de la nation. Mais il est stipulé que ces pouvoirs doivent être encadrés par la Cour constitutionnelle. Or, depuis l’écriture de la Constitution en 2014, celle-ci n’existe toujours pas, notamment en raison du manque de volonté des principaux partis de l’Assemblée – Ennahdha en tête – qui ont tout fait pour retarder sa mise en place. L’absence de Cour constitutionnelle se retourne aujourd’hui contre ces partis puisque Kaïs Saïed ne subit aujourd’hui aucun contrôle.
Par ailleurs, si l’article 80 donne le droit au président de démettre son gouvernement, l’Assemblée doit en revanche continuer de siéger de façon permanente. Kaïs Saïed a pourtant décidé de manière unilatérale de geler ses travaux. L’Assemblée est fermée depuis le 25 juillet au soir et est gardée par l’armée. On est clairement dans une dynamique de confiscation du pouvoir et comme il n’y a pas de Cour constitutionnelle, l’avenir de la Tunisie repose sur la probité de Kaïs Saïed.
Sa prise de contrôle du pouvoir ne répond-elle pas, malgré tout, aux demandes des manifestants, très critiques de la gestion gouvernementale des crises économique et sanitaire que traverse la Tunisie ?
Oui, c’est une manière de répondre à la mobilisation populaire. La Tunisie est embourbée dans une crise qui ne date pas d’hier. On a vu monter le mécontentement de la population. Le dinar tunisien a perdu les deux-tiers de sa valeur depuis 2011 et la note du pays ne cesse d’être dégradée par les agences de notation. Résultat : il est de plus en plus difficile pour la Tunisie d’emprunter de l’argent. À la crise économique et sociale s’ajoute la crise sanitaire avec une quatrième vague très meurtrière. Il y a actuellement entre 150 et 200 morts par jour liées au Covid-19 qui sont en particulier dues au manque de moyens dans les hôpitaux, au retard de la campagne de vaccination, aux tests PCR qui coûtent l’équivalent de deux Smic tunisiens et à l’absence de distribution de masques.
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La population tunisienne attribue cette mauvaise gestion aux partis et au gouvernent. Le discrédit des cadres partisans est de plus en plus fort et il s’accompagne d’un anti-parlementarisme virulent. Cela s’était d’ailleurs vu en 2019. Il y avait eu un contraste important entre la présidentielle qui avait beaucoup mobilisé la population alors que très peu d’électeurs s’étaient déplacés pour les législatives.
Pour autant, l’instabilité, les retards, les blocages, les lenteurs dans la gestion des crises sont aussi dues aux tensions existantes entre l’Assemblée et le président Saïed qui n’a jamais caché son mépris des partis politiques et du système parlementaire.
Quel rôle jouent l’armée et la police dans la crise actuelle ?
Beaucoup d’observateurs aiment agiter le spectre d’un scénario à l’égyptienne, mais la Tunisie n’a jamais été une dictature militaire. Ce que l’on voit, c’est que l’armée est plutôt sur la réserve pour l’instant. Elle appuie les décisions du président de la République mais joue un rôle assez modeste. Elle se contente d’être dans une posture de défense des institutions.
En revanche, la police se laisse davantage aller à des violences. Même si elles existent depuis longtemps, des lignes rouges ont été franchies ces derniers jours, avec une forte répression des manifestations. Malgré tout, les Tunisiens ont maintenant dix ans d’expérimentation démocratique derrière eux. C’est un acquis qui fait que la peur a changé de camp et que les gens n’hésitent plus à descendre dans la rue.