Jeffrey Burrill a été obligé de démissionner, lundi, de l’un des postes les plus en vue de l’Église catholique aux États-Unis. Il a été rattrapé par son utilisation de l’appli de rencontres Grindr dont les données revendues aux publicitaires ne sont pas aussi anonymes qu’on pourrait le croire.
Encore une affaire de données personnelles tombées entre de mauvaises mains. Alors que la planète vibre aux rythmes des révélations sur la surveillance étatique dans le scandale Pegasus, le monde catholique aux États-Unis vient, lui, d’assister à la chute de l’un des plus importants dignitaires de l’Église… pour cause d’indiscrétions d’une application de rencontres.
Monseigneur Jeffrey Burrill a démissionné, lundi 19 juillet, du très important poste de secrétaire général de la Conférence des évêques des États-Unis, peu avant la publication d’un article dans lequel il est désigné comme homosexuel très actif.
“Révélations” aux relents homophobes
“Nous avons appris, lundi, qu’un article allait paraître faisant état d’un comportement potentiellement inapproprié de Monseigneur Jeffrey Burrill. Ce qui nous a été rapporté ne concernait pas des faits de conduite déplacée avec des mineurs, mais pour éviter toute distraction avec le travail en cours à la Conférence des évêques, Monseigneur Jeffrey Burrill a démissionné”, a déclaré José Horacio Gomez, le président de la Conférence des évêques des États-Unis.
La “bombe” a été lâchée le lendemain, mardi, par le blog catholique The Pillar. Jeffrey Burrill y est accusé d’avoir utilisé quotidiennement Grindr, la célèbre application de rencontres pour gays, et de s’être souvent rendu dans des lieux fréquentés par la communauté homosexuelle un peu partout aux États-Unis. “Les informations en notre possession prouvent qu’il s’est adonné à des écarts de conduite illicites en série entre 2018 et 2020”, écrivent les auteurs de l’article.
The Pillar s’appuie sur des données de l’application Grindr fournies par un “revendeur de données et authentifiées par une société d’analyse indépendante”. D’après ces informations, l’équipe du blog en a déduit que le téléphone de Jeffrey Burrill s’était connecté à l’application dans des lieux supposés peu compatibles avec son vœu de célibat.
Cette “enquête” et la démission n’en finissent pas de provoquer des vagues… et pas seulement au sein de la communauté catholique nord-américaine, qui s’interroge sur les implications morales de ces “révélations” aux relents homophobes.
Peu avant la publication de The Pillar, le site d’information conservateur Catholic News Agency (CNA), visiblement mis au parfum du scandale à venir, publiait un article sur un “individu” qui clamait auprès des institutions et médias catholiques, depuis 2018, avoir accès “à des technologies permettant d’identifier des membres du clergé utilisateurs d’applications de rencontres comme Tinder et Grindr”. Il proposait de leur fournir une liste de ces “pêcheurs”.
“CNA et d’autres ont décliné cette offre” au nom du respect de la vie privée, indique l’article. The Pillar semble avoir été plus sensible aux discours de cette personne qui assurait agir “pour ‘réformer’ le clergé américain”, souligne CNA.
L’article de The Pillar “est une enquête amorale truffée d’insinuations homophobes qui vont faire beaucoup de mal à la communauté catholique américaine”, s’est insurgé Steven P. Millies, l’un des responsables de l’Union théologique catholique de Chicago, dans une tribune publiée par le Washington Post, mercredi 21 juillet.
Il dénonce l’argument de The Pillar qui justifie sa décision d’exposer ainsi la vie privée de Jeffrey Burrill par le fait que ses préférences sexuelles seraient incompatibles avec un pan de son travail, lequel consiste à répondre au scandale des abus sexuels au sein de l’Église catholique américaine. “Faire un rapprochement entre des relations sexuelles entre adultes consentants du même sexe et les cas d’abus sexuels peut difficilement être perçu comme autre chose que de l’homophobie”, note Steven Millies.
Des données pas si anonymes
Le recours aux données Grindr pour “outer” l’homme d’église l’inquiète aussi. À ces yeux, cela signifie que “personne n’est à l’abri et que tout est permis” pour dénicher les soi-disant pêcheurs.
Cette situation met aussi plusieurs observateurs dans l’embarras, et ce bien au-delà de la communauté catholique. Les mésaventures de Jeffrey Burrill sont symptomatiques ”d’un échec de nos sociétés qui a rendu possible une situation dans laquelle des données sur nos moindres mouvements existent et circulent entre les mains des acteurs du vaste secteur très peu régulé de la collecte de données”, écrit le New York Times dans un éditorial.
En théorie, les informations recueillies par Grindr sont “anonymisées” avant d’être revendues à une vingtaine de régies publicitaires. Autrement dit, ces marchands de données ne sont pas censés savoir qui sont les individus derrière toutes les statistiques sur l’âge des utilisateurs de Grindr, leurs lieux de rencontre favoris, ou encore leurs hobbies.
Mais cette promesse concerne les applications comme Grindr et les annonceurs. “Malheureusement, ces courtiers de données et publicitaires ont menti au public en leur assurant que ces informations collectées étaient 100 % anonymes. Et cet horrible épisode [concernant Jeffrey Burrill, NDLR] démontrent que les experts avaient raison de nous avertir qu’il est toujours possible d’identifier les individus derrière les données”, a déclaré le sénateur démocrate Ron Wyden, interrogé par le site Vox.
Dans le cas de Jeffrey Burrill, The Pillar explique avoir d’abord découvert, dans les données qui lui ont été fournies, l’identifiant unique d’un téléphone souvent géolocalisé au domicile et au lieu de travail de l’homme d’église. Les auteurs de l’article en ont déduit qu’il s’agissait de son appareil… et que ce dernier était aussi utilisé pour se connecter “quotidiennement” à Grindr depuis des bar et autres lieux de rencontres gays.
Il a donc suffi d’un petit groupe très déterminé pour parvenir à ses fins grâce à des supposées données “anonymes”. “Le souci c’est que maintenant qu’ils ont démontré que c’était faisable, d’autres vont faire pareil pour d’autres raisons”, note Nat Meysenburg, un chercheur à l’Open Technology Institute du cercle de réflexion progressiste américain New America, interrogé par le site Slate.
Et les dégâts peuvent être considérables. Dans le cas de Jeffrey Burrill, il ne s’agissait que d’informations provenant de la seule application Grindr. Mais “il y a une industrie qui pèse des centaines de milliards de dollars, dont vous n’avez jamais entendu parler, et qui passe son temps à collecter des données personnelles des quatre coins de l’Internet pour les revendre, en assurant qu’elles sont parfaitement anonymes”, rappelle Ari Ezra Waldman, un professeur de droit des nouvelles technologies à Northeastern University de Boston, interrogé par Slate. Et on sait dorénavant que c’est loin d’être vrai.