Après un premier tour des régionales et départementales françaises marqué par une abstention record, plusieurs personnalités politiques appellent à faire évoluer nos habitudes de vote. Nos voisins européens peuvent-ils nous servir d’exemple pour moderniser les élections en France ? Éléments de réponse.
C’est un record sous la Ve République. Selon les chiffres définitifs publiés mardi par le ministère de l’Intérieur, 66,72 % des électeurs se sont abstenus de voter, dimanche 20 juin, au premier tour des élections régionales, et 66,68 % pour les départementales. Dans certaines villes, la proportion des Français qui ont boudé les urnes laisse sans voix : à Roubaix, près de Lille, 84 % des inscrits ne sont pas déplacés.
La France a ainsi battu de plus de 10 points son précédent record d’abstention pour un premier tour des régionales. Jusqu’à présent, l’abstention la plus élevée datait de 2010, avec 53,67 %. Campagne perturbée par le Covid-19, problèmes d’acheminement des documents électoraux, critiques des dates retenues par le gouvernement pour le scrutin… le monde politique cherche à trouver des explications devant un tel fiasco démocratique.
Ailleurs en Europe, nos voisins ont également eu la lourde tâche d’organiser des élections pendant la pandémie. Hormis le Portugal, qui a enregistré un fort recul de la participation lors du scrutin présidentiel avec un peu moins de 40 % de votants, les autres pays sont parvenus à limiter les dégâts.
Aux Pays-Bas, la participation a même dépassé les 80 % lors des élections législatives du mois de mars. Outre l’étalement du scrutin sur trois jours, le vote à distance pour les plus de 70 ans a sans doute également favorisé la participation.
L’Allemagne vote à distance depuis 1957
Des Allemands on également voté le 6 juin dernier, à l’occasion des élections en Saxe-Anhalt. La participation a été maintenue au-delà des 60 %. Un chiffre qui reste toutefois à relativiser au regard de l’importance considérable des Länder dans la vie politique allemande.
Depuis 1957, le vote par correspondance est solidement ancré dans les habitudes des électeurs outre-Rhin. Les fraudes y sont rares et peu significatives, explique à France 24 le politologue et économiste Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe. “Le vote par correspondance n’est pas du tout remis en cause en Allemagne, bien au contraire. Avec la crise sanitaire et les élections fédérales qui arrivent en septembre, beaucoup d’électeurs vont se poser la question.”
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Supprimé en 1975, le retour du vote à distance fait régulièrement débat en France, mais beaucoup d’hommes et de femmes politiques s’y opposent pour préserver le secret du vote. Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, estimait dans une tribune publiée en novembre 2020 sur les réseaux sociaux que “seul l’isoloir (…) a permis de garantir que les électeurs soient des citoyens libres et égaux en droit, libres de tenir leur vote secret”.
Malgré ces réserves, le vote par correspondance à l’allemande peut-il redonner un coup de fouet à la mobilisation citoyenne tricolore ? Pas si sûr, selon Ernst Stetter. “Le vote par correspondance est une commodité et peut être appliqué partout, mais cela ne réglera pas le problème de l’abstention. Le problème est situé à un autre niveau. C’est un problème de leadership, d’offre politique et de perception des électeurs vis-à-vis du système démocratique.”
L’Estonie, championne du vote en ligne
Autre piste envisagée, celle du vote par Internet. Cette proposition était déjà revenue sur le devant de la scène médiatique lors de l’organisation du scrutin des municipales 2020, en pleine pandémie de Covid-19.
Plusieurs élus de la majorité veulent explorer cette possibilité avant la présidentielle. Dans son programme, le candidat Macron défendait d’ailleurs l’idée d’un “vote électronique qui élargira la participation, réduira les coûts des élections et modernisera l’image de la politique”.
Cependant, les résistances sont nombreuses sur le sujet, particulièrement dans le contexte de la multiplication des attaques informatiques et des risques d’ingérence étrangère.
Globalement, les pays de l’Union européenne sont réticents à cette idée. La plupart des expérimentations menées chez nos voisins ces deux dernières décennies ont été interrompues. En 2014, la Norvège a notamment suspendu l’utilisation du vote numérique après avoir constaté que des électeurs avaient voté deux fois. En Suisse, le vote dématérialisé n’est plus possible depuis 2019.
En Europe, l’Estonie fait aujourd’hui figure d’exception. Pionnier dans ce domaine, le pays balte d’1,3 million d’habitants est le seul membre de l’UE à proposer, en complément du scrutin physique, le vote par Internet pour toutes ses élections.
Dès le début des années 2000, Tallin a commencé à bâtir un cadre juridique et un système d’identification numérique fiable et performant. Par ailleurs, le gouvernement s’est fortement impliqué dans le développement d’Internet et dans la formation de la population. La part des votants qui optent pour le vote en ligne n’a jamais cessé d’augmenter, pour atteindre 43,8 % aux législatives en 2019.
Rendre le vote obligatoire
Dès que l’abstention monte en flèche dans l’Hexagone, des regards envieux se tournent également vers nos voisins belges. Dans le “plat pays”, le vote est obligatoire depuis 1893. Un électeur qui ne se rend pas aux urnes peut être contraint de régler une amende de 40 à 80 euros, et jusqu’à 200 euros en cas de récidive. La participation y est exemplaire, même lors des élections européennes, traditionnellement boudées par les électeurs du Vieux Continent.
En Grèce également, voter n’est pas un droit mais un devoir. Pas de sanction financière en cas de refus de se rendre dans l’isoloir, mais des conséquences administratives. Au Luxembourg, le vote est aussi obligatoire et les amendes peuvent grimper jusqu’à 1 000 euros en cas de récidive – en théorie, car dans les faits les sanctions ne sont jamais appliquées. En Suisse, seul le canton de Schaffhouse connaît une telle disposition. Les contrevenants ne risquent en revanche qu’une amende symbolique.
En France, le vote obligatoire n’a jamais été instauré. En 2017, Jean-Luc Mélenchon, le patron de la France Insoumise, l’avait proposé, dès l’âge de 16 ans. Lors du grand débat national organisé après la crise des Gilets jaunes en 2019, cette idée avait recueilli 57 % d’avis favorables, selon le gouvernement.
Pourtant, là encore, le vote obligatoire est loin d’apparaître comme une solution miracle. En France, les partis politiques craignent une montée des extrêmes avec l’adoption d’une telle mesure. “Les gens qui ne vont pas voter, si vous les forcez, peuvent voter contre le système, donc pour des extrêmes”, précise Gilles Toulemonde, maître de conférences en droit public à l’université de Lille, interrogé par le journal Le Monde.
Enfin, malgré l’instauration du vote obligatoire, l’abstention peut aussi progresser, comme en Grèce où la part des votants diminue ces dernières années. En Bulgarie, la mesure instaurée en 2016 n’a pas non plus permis de faire décoller la participation à plus de 50 %. Par ailleurs, plusieurs pays européens ont renoncé au vote obligatoire, comme l’Italie, en 1993, ou plus récemment Chypre, en 2017.