Un assaillant a tué par balles, jeudi, une militante du Parti démocratique des peuples, à Izmir dans l’ouest de la Turquie, lors d’une attaque contre le bureau de la troisième formation politique du pays. Cet assassinat intervient dans un contexte tendu, alors que le pouvoir turc tente de faire interdire le parti kurde.
Alors qu’il est menacé d’interdiction par le pouvoir, le principal parti kurde de Turquie, le Parti démocratique des peuples (HDP) qui compte des dizaines de députés et de maires dans le pays, a été la cible d’une attaque meurtrière, jeudi 17 juin, à Izmir, dans l’ouest du pays.
Un homme armé s’est introduit dans le siège local de la formation et a tiré à plusieurs reprises sur Deniz Poyraz, une militante âgée de 40 ans qui était en train de cuisiner un plat pour le soir.
Le suspect, un employé “démissionnaire” du secteur de la santé” selon le bureau du gouverneur d’Izmir, a été arrêté peu après l’attaque. Il avait aussi tenté d’incendier le bureau de la permanence. Lors de son premier interrogatoire, il a déclaré que “son objectif était de trouver quelques personnes à cet endroit”, soulignant que “s’il y avait eu d’autres individus, il leur aurait également tiré dessus.”
Le portrait de la victime, Deniz Poyraz
#DenizPoyraz yoldaşımızı yarın (18 Haziran Cuma) saat 17:00’de Kadifekale’de sonsuzluğa uğurluyoruz. Kalbi ve fikri barıştan, özgürlükten yana olan herkesi “Deniz” olmaya, faşizme karşı omuz omuza mücadeleyi büyütmeye ve yoldaşımızı uğurlamaya bekliyoruz. #HDPhalktır pic.twitter.com/X3sg8qvyof
— HDP (@HDPgenelmerkezi) June 17, 2021
Si Deniz Poyraz a perdu la vie dans l’attaque, le bilan aurait pu être bien plus lourd. Le co-président du HDP, Mithat Sancar, a en effet affirmé à la presse qu’une réunion regroupant 40 cadres du parti devait avoir lieu dans le bureau d’Izmir, mais elle avait été annulée peu avant l’attaque, sans lien avec une quelconque menace.
Des “discours aux accents haineux, intolérants et vengeurs”
Ce crime intervient dans un contexte tendu autour du HDP, qui a appelé à des manifestations pour protester contre l’attaque. Le parti, la troisième force du pays, est fréquemment la cible d’attaques verbales émanant du camp du président Recep Tayyip Erdogan et de son partenaire de coalition informelle, le Parti d’action nationaliste (MHP, extrême droite).
Le chef de l’État en personne accuse depuis plusieurs années le HDP d’être la “vitrine politique” et d’agir comme une “extension” du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), le mouvement séparatiste kurde listé comme terroriste par Ankara, mais aussi par les États-Unis ou encore l’Union européenne. Et ce, malgré les démentis catégoriques du HDP.
Selon les médias turcs, le suspect, qui a indiqué aux enquêteurs “n’avoir aucun lien avec qui que ce soit”, a affirmé être entré “dans le bâtiment parce qu’il déteste le PKK”.
Depuis l’annonce de son arrestation et la révélation de son identité par les médias locaux, de nombreuses photographies du suspect circulent sur les réseaux sociaux, dont certaines le montrent armé et en tenue paramilitaire en Syrie voisine. Un autre cliché le montre faisant le signe de ralliement des Loups gris, le groupe ultranationaliste turc, souvent utilisé par les partisans du MHP. De son côté, le parti d’extrême droite a qualifié l’attaque contre le bureau du HDP de “complot” visant “à tester les nerfs de la société turque”.
“Il est indéniable qu’une partie de la société turque est mobilisée par certains discours aux accents haineux, intolérants et vengeurs émanant des élites politiques du pays”, indique Adel Bakawan, spécialiste des questions kurdes et directeur du Centre français de recherche sur l’Irak (CFRI), interrogé par France 24. “Ces élites essaient de mettre en place des stratégies d’instrumentalisation identitaire, sociale, culturelle et ethnique qui mettent en danger la cohésion sociale en Turquie”.
Peu après l’assassinat de Deniz Poyraz, le HDP a accusé le gouvernement et le parti au pouvoir, l’AKP du président Recep Tayyip Erdogan, et ses alliés, d’être responsables de l’attaque.
Our friend, Deniz Poyraz, was murdered in the attack on our İzmir district building. The instigator and abettor of this brutal attack is the AKP-MHP government and the Ministry of Interior which constantly targets our party and our members. #HDPhalktır pic.twitter.com/LewsXGu0rB
— HDP English (@HDPenglish) June 17, 2021
“Notre amie, Deniz Poyraz, a été assassinée dans l’attaque perpétrée dans notre bureau du district d’İzmir. L’instigateur et le commanditaire de cette attaque brutale est le gouvernement AKP-MHP et le ministère de l’Intérieur qui prennent constamment pour cible notre parti et nos membres”.
Stratégie de diabolisation
“L’État turc essaye en permanence de diaboliser le HDP en le présentant comme étant lié idéologiquement et organiquement au PKK, qui est classé comme une organisation terroriste, explique Adel Bakawan. De son côté, le HDP, qui est démocratique et civil, rejette catégoriquement tout lien avec le PKK qui a une vision idéologique et une stratégie d’action totalement différentes, et demande toujours au pouvoir turc de prouver ses accusations avec des données factuelles et avérées”.
Pour Adel Bakawan, la stratégie de diabolisation du HDP a pour objectif de convaincre l’appareil judiciaire turc d’interdire le HDP. “C’est le but ultime du président turc et des procédures en cours qui visent à atteindre ce but, car le HDP est considéré comme une menace directe depuis qu’il a privé Recep Tayyip Erdogan et son parti, l’AKP, de la majorité parlementaire en 2015”.
La Cour constitutionnelle de Turquie avait retardé, fin mars, l’examen d’une demande d’interdiction du HDP, accusé d’activités “terroristes”, en raison de “vices de procédure”. Elle a renvoyé le dossier au procureur, qui avait affirmé dans son acte d’accusation que “les membres du HDP s’efforcent, par leurs déclarations et leurs actes, de détruire l’union indivisible entre l’État et la nation”, pour un supplément d’information. Un nouvel acte d’accusation a été soumis en juin à la Cour qui doit l’examiner dans les prochains jours.
Pour les États-Unis, une éventuelle dissolution “subvertirait de manière indue la volonté des électeurs turcs, saperait encore davantage la démocratie en Turquie, et priverait des millions de citoyens turcs de leurs représentants élus”, a fait savoir l’administration Biden.
“Harcèlement judiciaire continu et pression maximale”
“Les cadres dirigeants du HDP que j’ai récemment pu joindre évoquent un harcèlement judiciaire continu et une pression maximale et ils estiment qu’une éventuelle interdiction de leur parti seraient synonyme d’un coup d’État, à un an de la présidentielle en Turquie”, souligne Adel Bakawan.
Le HDP est l’objet de représailles et de vexations depuis le coup d’État manqué de 2016, avec l’arrestation de plusieurs de ses élus et de ses dirigeants, dont sa figure de proue Selahattin Demirtas. Ce dernier a été condamné, le 28 mai, par un tribunal d’Ankara à une nouvelle peine de deux ans et six mois de prison pour avoir tenu des propos jugés menaçants à l’encontre d’un procureur en affirmant qu’il allait lui réclamer “des comptes”.
Incarcéré pour “terrorisme” depuis 2016, il risque, malgré les appels répétés de la Cour européenne des droits de l’homme à le libérer, jusqu’à 142 ans de prison.
Malgré la répression qui le vise, le HDP, clairement ancré à gauche et attaché à la défense des minorités, parvient toujours à séduire de nombreux électeurs, y compris en dehors de sa zone d’influence kurde. Et ce, grâce à son programme progressiste et écologiste qui lui a permis de dépasser la barre des 10 % lors des deux élections législatives de 2015 et de 2019.
“La force du HDP, qui est même plus fort qu’en 2015, réside dans son projet politique, puisque malgré les persécutions et l’incarcération de plusieurs de ses dirigeants, le parti reste actif et populaire parce qu’il a la particularité de ne pas être articulé autour d’une personnalité charismatique, mais bien autour d’un projet politique, décrypte Adel Bakawan. Et c’est ce que craint la président turc”.
En cas d’interdiction du HDP, le spécialiste des questions kurdes voit la base électorale, “pas seulement les Kurdes, mais les autres minorités ainsi que les catégories sociales qui ont voté en sa faveur”, chercher à se regrouper et apporter ses suffrages à celui qui représentera l’alternative à Recep Tayyip Erdogan et à l’AKP.
“C’est ce qui s’était passé lors des dernières municipales à Istanbul, en 2019, et cela avait coûté très cher au camp présidentiel qui a perdu la ville dont il était à la tête depuis 25 ans”, conclut-il.