Le président de la République a annoncé jeudi une réduction de la présence militaire française du Sahel au profit d’une coalition internationale. Mais entre des partenaires européens réticents à s’engager et des armées locales sous-équipées, beaucoup d’incertitudes entourent ce changement de stratégie.
L’annonce était attendue mais elle n’en est pas moins fracassante. L’opération Barkhane touche à sa fin. Malgré des succès enregistrés pendant ces huit années d’engagement massif, la France n’est pas parvenue à enrayer la spirale de violence jihadiste au Sahel, région désertique de 4 millions de kilomètres carrés, gangrénée par les trafics et réputée incontrôlable.
“Nous ne pouvons pas sécuriser des zones qui retombent dans l’anomie parce que les États décident de ne pas prendre leurs responsabilités, c’est impossible, ou alors c’est un travail sans fin”, a constaté Emmanuel Macron, officialisant une “transformation profonde” d’une présence française de plus en plus impopulaire dans l’opinion publique française, à moins d’un an de l’élection présidentielle.
Si le détail n’est pas encore connu, une source proche du dossier, citée par l’AFP, évoque une décroissance des effectifs militaires français progressive, avec un jalon à environ 3 500 hommes d’ici un an, puis 2 500 personnes d’ici 2023, contre 5 100 déployés aujourd’hui.
L’exécutif attend officiellement d’échanger fin juin avec ses partenaires européens, l’Algérie et l’ONU pour livrer les contours du nouveau dispositif.
Ce changement de braquet s’accompagne également d’un changement de doctrine. Finies, les opérations d’envergure susceptibles d’exposer la vie des soldats à des embuscades ou des engins explosifs improvisés. Place à des opérations ciblées des forces spéciales, à du renseignement et à des frappes aériennes.
“Il s’agit d’interrompre les opérations lourdes qui consistaient à chasser avec des véhicules lourds des jihadistes très mobiles pour privilégier des modes d’action plus léger”, précise Mathieu Mabin sur l’antenne de France 24. Une adaptation à la réalité du terrain “regardée avec une certaine envie” par l’État-major américain révèle notre correspondant à Washington, car “c’est exactement ce qui leur a manqué en Afghanistan, et un temps en Irak”.
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Mobiliser les Européens
Pour mener à bien la mue de l’opération Barkhane, la France compte sur ses partenaires européens pour répartir l’effort de guerre et accompagner la formation des armées locales.
Depuis son arrivée au pouvoir, Emmanuel Macron se démène pour mobiliser ses voisins européens, alors que la France déplore la mort de 51 soldats depuis le début de son engagement et dépense chaque année un milliard d’euros pour financer sa présence militaire.
“On peut porter au crédit d’Emmanuel Macron d’avoir imposé la question du Sahel au niveau européen”, analyse Caroline Roussy, chercheuse à l’Iris, jointe par France 24.
La France mise tout particulièrement sur la montée en puissance du groupement de forces spéciales européennes Takuba.
Établie au Mali, à Gao et Ménaka, Takuba rassemble aujourd’hui 600 hommes dont une moitié de Français, ainsi que quelques dizaines d’Estoniens et de Tchèques, et près de 140 Suédois. L’Italie a promis jusqu’à 200 soldats, le Danemark une centaine.
On est donc encore loin de l’objectif de 2 000 hommes annoncé par Emmanuel Macron à l’issue du sommet de N’Djamena, au Tchad, en février.
“L’aide européenne reste limitée et assez hypothétique”, indique notre chroniqueur international Marc Perelman.
“Globalement, il y a un manque d’engouement des pays européens. Beaucoup y vont à reculons car ils ont un peu l’impression de servir de caution à un néocolonialisme français”, décrypte Caroline Roussy, qui pointe l’absence totale de réaction des capitales européennes après les annonces d’Emmanuel Macron.
“Il y a une réticence à engager des moyens et la crainte d’avoir des pertes en vies humaines”, expliquait pour sa part Josep Borell, haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères dans une interview au journal Le Monde, tout en appelant les États européens à s’engager davantage.
À ces réticences s’ajoutent des blocages institutionnels. Contrairement à la France, où le président peut décider seul d’engager des troupes à l’étranger, de nombreux pays européens doivent obtenir l’aval de leur Parlement.
Enfin, les récents soubresauts politiques au Mali, frappé par un deuxième coup d’État, en moins d’un an pourrait également refroidir des candidats européens.
De son côté, la France veut croire à une montée en puissance de Takuba. “Les Européens sont de plus en plus conscients des enjeux sécuritaires qui se jouent au Sahel, notamment sur le volet migratoire”, assure un chef militaire cité par l’AFP.
“Le moment est venu”
Autre axe majeur de ce recalibrage de Barkhane : l’implication des armées locales. “Le moment est venu car les forces armées sahéliennes, désormais, sont plus en mesure de faire face à leurs ennemis”, a assuré Florence Parly, la ministre des Armées, lors d’une interview accordée à FranceInfo.
Cependant, il est difficile d’évaluer les progrès des armées locales, déplore Caroline Roussy. “Il existe deux formations, via la mission européenne EUTM au Mali et l’EUCAP Sahel au Niger, mais il n’y a pas eu de comptage, et personne ne sait combien de militaires ont été réellement formés”.
Malgré d’importants efforts financiers, les forces armées du Mali, du Niger et du Burkina Faso, qui figurent parmi les pays les plus pauvres du monde, demeurent notoirement sous-entraînées et sous-équipées.
>> À (re)voir, notre Focus : L’armée française, ultime rempart contre la menace jihadiste au Sahel ?
La semaine dernière, le Burkina Faso a connu le pire massacre de civils depuis 2015. Dans la nuit du 4 ou 5 juin, 160 personnes ont été massacrées à Solhan, dans la région des trois frontières, par des jihadistes présumés. Les forces armées, dont un détachement était pourtant présent à une quinzaine de kilomètres, sont arrivées plusieurs heures après le départ des assaillants.
“La leçon que nous administre cruellement ce nouvel épisode, c’est que les armées africaines ne sont pas en état de reprendre le relais, et qu’à l’inverse les forces jihadistes sont très opérationnelles”, expliquait sur notre antenne le journaliste Vincent Hugeux.
Faut-il alors craindre un appel d’air pour les groupes jihadistes avec la réduction des effectifs militaires français ? “Les dirigeants français vont agir en bonne intelligence. Au-delà des effets d’annonce, il y a déjà des concertations. La France ne va pas défaire du jour au lendemain ce qu’elle a construit avec les armées de la région”, tempère Jérôme Pigné, chercheur à l’Institut Thomas Moore, qui met en garde contre l’impasse d’une solution tout-militaire. “Il doit aussi y avoir des efforts menés sur le front politique, de la gouvernance, de la coopération sous-régionale et du développement”.
L’aide au développement de la France dans les pays du G5 Sahel a plus que doublé entre 2012 et 2018, passant de 580 millions d’euros à plus d’1,3 milliard d’euros en six ans. Mais comme le rappelle un rapport de la Cour des comptes publié fin avril, cette aide souffre d’un manque de coordination et de lacunes dans le suivi des fonds. Surtout, elle n’a pas permis d’améliorer notablement le quotidien des populations.