Depuis 5 ans, des pêcheurs iraniens se plaignent de la présence, dans les eaux du Golfe persique et la mer d’Oman, de chalutiers chinois qui épuiseraient les ressources halieutiques disponibles.
Ces accusations sont battues en brèche par l’organisation étatique locale des pêcheries depuis des années, allant jusqu’à nier l’existence de ces bateaux chinois ou d’un accord de pêche entre l’Iran et des entreprises de pêche chinoises en territoire iranien.
Pourtant, retrouver la trace de ces bateaux dans les eaux iraniennes est assez facile. Sur Instagram d’abord, où de nombreux pêcheurs iraniens documentent en images la présence de ces rivaux, qui vont même parfois jusqu’à attaquer leurs bateaux. La rédaction des Observateurs de France 24 a également pu analyser des données de navigation attestant de la présence de ces bateaux dans les eaux territoriales iraniennes.
Khorshid, qui a préféré garder l’anonymat pour des raisons de sécurité, est un jeune pêcheur de Jask, un port dans le détroit d’Ormouz, une des zones les plus impactées par la présence des chalutiers chinois.
Nous avons commencé à remarquer leur présence il y a maintenant cinq ans : ils sont arrivés petit à petit, et sont aujourd’hui de plus en plus nombreux.
Nous nous sommes plaints aux organisations de pêcheries qui nous ont dit que c’était impossible, et ont insisté pour nous dire que ces chalutiers chinois pêchaient bien dans les eaux internationales [comme ils en ont le droit, NDLR].Nous avons alors décidé de les filmer, et de prouver grâce à leurs coordonnées GPS qu’ils étaient bien dans les eaux territoriales iraniennes, puis nous avons montré les preuves aux autorités. Mais personne n’a rien fait. Progressivement, ces bateaux sont devenus de plus en plus présents, et ont même commencé à nous attaquer avec des canons à eaux ou des fusées de détresse parce qu’ils ne veulent pas qu’on pêche dans la même zone.
Récemment, l’organisation de pêcheries nous a expliqué que ces chalutiers avaient l’autorisation de pêcher uniquement des myctophidés [mieux connus sous le nom de poissons-lanternes, ces espèces de poissons présentes dans les eaux territoriales iraniennes à douze milles marins des côtes ne sont pas prisées par les pêcheurs iraniens car elles ne sont pas consommées en Iran pour des raisons culturelles et parfois religieuses, NDLR]. Pourtant, nous avons pu constater que les chalutiers pêchent tout ce qu’ils peuvent dans leur filets, et pas seulement ce type de poisson.
Pendant longtemps, nous avons ignoré la présence de ces rivaux chinois, mais aujourd’hui, c’est devenu impossible. Notre pêche est inférieure de 50% si on la compare à la période avant l’arrivée de ces bateaux vers 2015. “
Selon les estimations officielles publiées par des médias iraniens, les récoltes de poissons des petits pêcheurs iraniens ont été réduites de 50%, et celles de pêcheurs industriels ont été impactées à hauteur de 75% ces cinq dernières années.
Selon notre Observateur, les chalutiers chinois seraient en effet bien plus efficaces pour plusieurs raisons :
Ils sont équipés de système de sonar qui identifie les bancs de poissons, et utilisent d’énormes filets qui capturent tout sur leur passage. Nous, pêcheurs iraniens, nous ne pêchons pas comme ça : nous ciblons des poissons spécifiques, et nos filets laissent les plus petits poissons s’échapper.
Nous respectons également les dates de fin de saison de pêche [en Iran, comme ailleurs dans le monde, la pêche est interdite à certaines périodes de l’année pour certaines espèces afin de permettre leur reproduction et préserver les ressources naturelles du Golfe persique, NDLR]. Ces chalutiers chinois ne la respectent pas, et continuent de détruire nos ressources.
Depuis l’année dernière, des médias iraniens se sont intéressés à la présence de ces chalutiers, qui impliquent pour certains les autorités locales dans leur business. Certains membres de l’administration ou ancien membre des pêcheries ont même créé des sociétés écran : ce sont des bateaux chinois avec des pêcheurs chinois, mais ils ont changé le nom des bateaux avec des noms iraniens, et battent même pavillon iranien.
Selon plusieurs médias iraniens, des responsables locaux, notamment des anciens et actuels membres de l’organisation des pêcheries iraniens, auraient accepté de collaborer avec ces entreprises via des sociétés écran en échange de 6% du profit des pêcheurs chinois.
Khorshid, le pêcheur, continue :
Malheureusement, il n’y a pas que les bateaux chinois qui pêchent massivement : beaucoup d’Iraniens utilisent aussi des chalutiers. Ils doivent faire cela pour s’adapter et survivre face à la concurrence.
L’organisation de pêcheries ferme les yeux parce que s’ils s’attaquent à ces bateaux iraniens, il leur sera reproché de ne pas faire la même chose avec les bateaux chinois. D’un autre côté, les autorités à Téhéran n’ont pas vraiment l’intention de reprocher cela aux pêcheurs iraniens, car cela génère malgré tout beaucoup d’argent. Ils ne veulent pas ajouter davantage de mécontentement.
On trouve encore des responsables iraniens au sein de l’organisation de pêcheries qui font bien leur travail, heureusement, même si ce secteur est en crise : les pêcheurs sont de moins en moins nombreux, ils n’ont pas assez de bateaux ni assez d’argent pour acheter le carburant dont ils ont besoin. Il n’est pas possible d’être compétitifs face aux chalutiers.
Cette pêche intensive à tout-va a un impact sur les petits pêcheurs iraniens, mais pas seulement. Farzad (son nom a été modifié) est un expert de la vie marine dans le Golfe persique et la mer d’Oman. Il explique :
Ce qu’il se passe dans cette région n’est ni plus ni moins qu’une destruction de la vie marine. Ces chalutiers pratiquent le chalutage par le fond, c’est-à-dire qu’ils raclent les fonds marins. Tout ce qu’ils détruisent au fond de l’eau remonte à la surface. Quasiment partout dans le monde, cette méthode de pêche est considérée comme illégale [l’Union européenne a par exemple interdit cette méthode de pêche en 2016, NDLR
Dans ce type de pêche, ce ne sont pas des poissons spécifiques qui sont visés : les grands filets attrapent et tuent tout ce qui passe sur des centaines de mètres. Dans le Golfe persique, les principales victimes sont les dauphins, les bébés requins et les tortues. Ces deux dernières espèces sont en danger critique d’extinction dans la région à cause de cela.
Le chalutage de fond de ces bateaux chinois a deux impacts principaux : d’abord, il attrape même les poissons qui sont consommés dans notre région, ce qui signifie de moins en moins de poissons disponibles pour le marché local. Ensuite, ils attrapent de petits poissons qui sont des sources de nourriture pour de plus gros prédateurs. Ces prédateurs sont donc plus faibles, ne peuvent pas se reproduire et donc, par effet d’entraînement, il y a encore moins de poissons dans la région.
Généralement, ces bateaux chinois arrêtent leur système de navigation [pour ne pas être repérés, NDLR] et pêchent tout ce qu’ils peuvent. S’ils sont repérés, il peut arriver qu’ils payent une amende de 80 millions de toman [3 200 euros, le montant de la sanction pour avoir éteint son système de navigation, NDRL]. Mais pour eux, c’est une somme dérisoire.
Selon les informations portées à ma connaissance, il y aurait au moins soixante chalutiers chinois qui pêcheraient dans cette région, et selon nos estimations, ils pêcheraient environ 240 000 tonnes de poissons par an, contre 220 000 pour l’ensemble des pêcheurs iraniens.
L’année dernière, les forces maritimes des Gardiens de la Révolution ont confisqué la cargaison d’au moins dix-neuf chalutiers pêchant dans les eaux territoriales iraniennes, en majorité des bateaux chinois. Un reportage vidéo diffusé par des médias proches des autorités et vantant l’arraisonnage de ces bateaux, montrait que les chalutiers avaient pêché toutes espèces d’animaux marins, et pas seulement des myctophidés comme la loi les y autorise.
Depuis le début de l’année 2020, les autorités iraniennes ont arrêté 34 chalutiers qui pêchaient dans des zones illégales, sans préciser s’il s’agissait de bateaux étrangers ou iraniens. Selon les informations relayées dans la presse iranienne, ces chalutiers, une fois arrêtés, sont simplement mis à l’arrêt pendant un mois avant de pouvoir de nouveau pêcher.
Article écrit par Ershad Alijani (@ErshadAlijani)