Le gouvernement éthiopien s’est félicité mercredi du remplissage du réservoir du barrage de la Renaissance du Nil. Mais le projet se heurte à de franches hostilités de l’Égypte et du Soudan, situés en aval du Nil, qui s’inquiètent des conséquences sur le débit du fleuve.
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Si “l’Égypte est un don du Nil”, comme le disait l’historien grec Hérodote, il est incontestable que le Nil est aussi un don de l’Éthiopie – qui abrite l’une des principales sources du fleuve. Et l’ancien empire d’Abyssinie compte bien profiter de cette précieuse ressource naturelle. Mardi, Addis Abbeba a annoncé que le réservoir de son méga-barrage hydroélectrique avait atteint son niveau de remplissage prévu la première année. Lorsque le barrage fonctionnera à plein régime, le pays devrait ainsi devenir le plus grand exportateur d’énergie du continent.
Sous l’effet des pluies saisonnières, des quantités suffisantes d’eau se sont en effet accumulées pour pouvoir tester les deux premières turbines. Étape cruciale pour que le Grand barrage de la Renaissance (Gerd), situé au nord-ouest de l’Éthiopie, sur le Nil Bleu (qui rejoint au Soudan le Nil Blanc pour former le Nil) puisse à terme commencer à produire de l’énergie. L’hydroélectricité résonne comme une promesse de développement florissant dans ce pays de la Corne de l’Afrique, privé de charbon et de pétrole, et où la moitié de la population n’a pas accès à l’électricité.
“Un moment historique qui témoigne de l’engagement des Éthiopiens en faveur de la renaissance de notre pays”, a fièrement lancé le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, dans un communiqué lu à la télévision d’État. “Nous avons accompli le remplissage du barrage sans causer de tort à qui que ce soit”, a conclu celui qui a reçu le prix Nobel de la paix en 2019.
Des enquêtes difficiles à mener
C’est oublier un peu vite la franche hostilité du voisinage. Appelé à devenir la plus grande installation hydroélectrique d’Afrique, le Gerd est une aussi source de profondes tensions avec l’Égypte et le Soudan depuis 2011. Les deux pays craignent que le barrage de 145 mètres de haut ne restreigne leur accès à l’eau. Il faut dire que le Nil Bleu est un affluent du Nil dont l’Égypte tire 90 % de son eau douce. Les opposants à l’édifice hydroélectrique redoutent en outre l’impact environnemental et social à long terme.
Difficile de prévoir les conséquences du barrage sur la nature. À ce stade, le gouvernement éthiopien n’a produit aucun document sur les impacts environnementaux et sociaux du projet. Au pays du Négus, il est complexe d’enquêter librement sans se heurter aux résistances du pouvoir. En juin 2011, la journaliste éthiopienne Reeyot Alemu a été emprisonnée après avoir “posé trop de questions” sur l’ouvrage.
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Une chose est sûre, en l’Éthiopie, pays miné par les divisions ethniques, “le barrage de la Renaissance est bien l’un des rares sujet qui rassemble opposants et partisans du Premier ministre. Tous les Éthiopiens soutiennent le projet avec une grande ferveur”, estime Alain Gascon, professeur honoraire, spécialiste de l’Éthiopie à l’université Paris-VIII. “Le projet n’a bénéficié d’aucun financement extérieur, poursuit le chercheur. C’est une grande cause nationale qui a notamment été financée par une souscription. De nombreux membres de la diaspora y ont contribué. Dans ces conditions, Abiy Ahmed n’a d’autres choix que de faire fonctionner son barrage s’il veut être maintenu à la tête de l’État.”
Le barrage, grande cause nationale en Éthiopie
En Égypte, Abdel Fattah al-Sissi doit aussi obtenir des concessions s’il veut lui aussi se maintenir au pouvoir. Raison pour laquelle les deux pays, ainsi que le Soudan, rangé derrière le Caire, s’enlisent dans d’interminables discussions engagées depuis 2011. Les États-Unis et la Banque mondiale ont beau parrainer des discussions visant à trouver un accord entre les trois pays depuis novembre 2019, les négociations n’ont cessé d’achopper.
En remplissant le réservoir de son barrage, l’Éthiopie a opéré un passage en force, se souciant peu des objections. “Il faut rappeler que, par le passé, lors du Traité du partage des eaux du Nil en 1929, puis en 1959 signé entre l’Égypte et le Soudan, l’Éthiopie a toujours été écartée des négociations, souligne Alain Gascon. Aujourd’hui, les Éthiopiens n’ont rien oublié de cette histoire et sont prêts à tout. Absolument à tout.”
Outre, l’opposition de l’Égypte et du Soudan, “il faut reconnaître que l’Éthiopie a su mener depuis des décennies un important et minutieux travail diplomatique avec les autres pays de la région qui ne voient rien à redire au projet”, poursuit le professeur. Parallèlement, le projet éthiopien est en parfaite conformité avec la convention sur le partage du fleuve de l’ONU. L’Éthiopie a très bien protégé ses arrières. Quant à l’Union européenne, elle n’a pas envie de se mêler au conflit.”
Le risque d’embrasement de la région
Pourtant, il n’est pas exclu que les choses s’enveniment. L’Égypte, qui a de grands besoins en eau pour effectuer ses irrigations, risque de ne pas en rester là. “Le sujet est à ce point vital, qu’il ne serait pas étonnant que le général Sissi, dictateur prompt à l’offensive, soutenu par Donald Trump, ne bombarde l’Éthiopie, embrasant la région et entraînant des millions de morts dans son sillage.”
La situation n’en est pas encore là. “[Pour l’heure,] l’Éthiopie ne cherche qu’à devenir l’atelier de l’Afrique sinon du monde. Mais [il n’y a] pas d’industrie possible sans électricité. Les autorités éthiopiennes comptent également revendre l’électricité à leurs voisins dont Djibouti, le Kenya ou la Somalie [pour définitivement relever l’économie du pays]”, analyse Alain Gascon. Une fois achevé, le barrage de la Renaissance deviendra le deuxième plus grand barrage d’Afrique en volume (derrière le barrage d’Assouan, en Égypte) et la plus grande centrale hydroélectrique du continent.
Un projet pas si démesuré que cela pour la région, si l’on regarde de près les projections de l’Institut national d’études démographiques (INED). Le centre prévoit que les populations de l’ensemble des États du Nil Blanc et du Nil Bleu, doublent d’ici à 2050. La population éthiopienne passera, elle, de 110 à 180 millions d’habitants, soit une augmentation d’environ 60 %.